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The Black, The White, The Blue, Edith Dekyndt, 2020
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Eclaircies
Exposition
Artiste belge de renommée internationale, qui vit et travaille entre Bruxelles et Berlin, Edith Dekyndt a présenté son travail dans plusieurs grandes institutions et ses œuvres sont entrées dans de nombreuses collections publiques.
Projections, installations, performances : ses pièces prennent des formes multiples. Au-delà d’une réflexion sur la représentation, elles évoquent les énergies invisibles à l’oeuvre dans la composition matérielle du monde.
Toujours portée par ses intuitions, Edith Dekyndt part d’objets quotidiens et capte des moments de vie qu’elle révèle à travers des expérimentations rudimentaires et sensibles.
Sa démarche artistique empirique accueille l’aléatoire à travers un geste, une action de l’artiste sur la matière. Dans ce lâcher-prise orchestré, des formes apparaissent à la limite du perceptible. Fermentation, réduction, capillarité ou accumulation, entre autres procédés, permettent à l’artiste de rendre tangibles et visibles des processus sous-jacents, intrinsèques : forces et phénomènes naturels (irisation, flux aériens, molécules, etc.) sont ainsi offerts à la contemplation et la réflexion. Chacune de ses œuvres révèle ainsi des formes de vie, dans un état instable et impermanent.
Cette démarche, qui pourrait paraître, somme toute, banale et anodine, se révèle des plus fascinante. Elle constitue une percée vers un point d’équilibre, quelque part entre rêve et réalité, une invitation pour l’observateur, qu’Edith Dekyndt nomme le « perceveur », à se plonger dans une expérience atemporelle et intime, à prendre conscience des carences de sa propre perception visuelle en observant d’infimes détails devenus captivants, éphémères et fragiles.
Plus largement, Edith Dekyndt s’ingénie à brouiller les repères. Comme l’indique Vincianne Despret dans l’un des catalogues autour de la pratique de l’artiste, on ne saurait plus dire qui est le « sujet » de ces expériences (la chose ? le corps ? l’artiste ? le perceveur ?). Ses expérimentations des possibles sont autant de manières « d’augmenter notre capacité d’accueillir le monde autrement ».
Battant en brèche les oppositions entre vie et matière, humains et non-humains, et l’association tenace entre matière, inertie et passivité, Edith Dekyndt à l’image de Jane Benett (1957-), théoricienne politique et philosophe américaine, cherche ainsi à cultiver l’intuition d’une vitalité de la matière.
Ses œuvres interpellent de manière indirecte le visiteur sur la domination de l’homme sur son environnement, et la relation d’interdépendance qui régule tout ce qui habite la planète. C’est en ce sens que l’on peut dire du travail d’Edith Dekyndt qu’il relève d’une forme d’écologie, c’est à dire « l’observation d’un milieu ».
Au Grand Café, Edith Dekyndt revisite son installation The Black, The White, The Blue produite récemment pour le centre d’art Kunsthaus à Hambourg, en Allemagne (2019).
Depuis 30 ans, Edith Dekyndt puise la matière de ses œuvres dans les matériaux du quotidien qu’elle s’approprie en leur restituant une valeur hors de nos usages habituels. Ses ressources sont généralement issues du contexte d’invitation de ses expositions.
En écho à l’activité portuaire de Hambourg tout comme à celle de Saint-Nazaire, son projet au Grand Café évoque le commerce international de marchandises et notamment l’expédition de containers de biens de consommation usagés, d’Europe vers les régions les plus précaires du monde, évoquant le déséquilibre du commerce Nord-Sud. Des objets domestiques – un canapé, un congélateur, un auvent et des réfrigérateurs – constituent la matière première de cette installation. Edith Dekyndt regroupe symboliquement ces rebuts dans une mise en espace qui rend perceptible les interrelations entre les êtres humains, le monde matériel et les éléments naturels que sont l’eau, l’air ou le feu. Certaines actions de transformation de la matière telles que la décomposition, l’effondrement ou la cristallisation, sont mises en oeuvre pour altérer les objets, parfois de façon évolutive.
Deux œuvres de l’exposition portent le nom de tableaux romantiques du XIXème siècle, commandés par le collectionneur Johann Gottlob von Quandt en 1820, qui devaient symboliser le Sud et le Nord. Johann Martin von Rohden reçoit la commande de peindre la Nature du Sud dans sa Splendeur Abondante et Majestueuse [The Southern Nature in its Lush and Majestic Splendor], tandis que la commande de la Nature du Nord dans toute sa Terrifiante Beauté [The Nature of the North in all the Beauty of her Horrors] revient à Caspar David Friedrich. C. D. Friedrich s’est familiarisé avec les campagnes d’exploration polaire grâce à la publication de différents récits d’expédition du début du XIXème siècle. Durant l’hiver 1820-1821, il réalise des études à l’huile des glaces sur l’Elbe, près de Dresde. Celles-ci ont probablement été incorporées dans La Mer de glace, nom donné au tableau symbolisant ce qui devait être la terrifiante beauté du Nord. Ce tableau représentant un bateau pris dans d’énormes blocs de glace tranchants, extrêmement connu, est conservé à la Kunsthalle de Hambourg et est largement exploité aujourd’hui comme symbole de cette ville. Edith Dekyndt a d’ailleurs nommé trois autres de ses œuvres d’après d’autres tableaux de C. D. Friedrich : Night in the Harbour, Moonrise at the Sea et Over the Sea of Fog.
Cette référence au romantisme allemand rejoint les préoccupations d’Edith Dekyndt autour du paysage et de l’écologie naissante des essais du naturaliste et explorateur allemand Alexander von Humboldt (1769-1859), du philosophe et poète américain Henry David Thoreau (1817-1862) ou de l’essayiste et poète américain Ralph Waldo Emerson (1803-1882), mentor de Thoreau. Face au progrès et à l’industrialisation grandissante du XIXème siècle, certains scientifiques et intellectuels occidentaux prennent conscience de l’action de l’Homme sur la nature et prônent l’exaltation d’une nature sauvage, tout en réalisant que l’Homme ne peut définitivement pas contrôler cette nature.
À travers la transformation des matériaux et des objets, tout en se concentrant sur une certaine vulnérabilité et sur leur processus de dissolution, Edith Dekyndt fait allusion au fait que la définition de ce qui est considéré comme parfait ou comme jetable – ce qui est pur ou sale – est toujours une question de perspective et de jugement moral. Dans son travail de création, elle place les capacités perceptives de l’homme dans un contexte social et politique, dans lequel la prétendue neutralité des phénomènes naturels contraste fortement avec la manière dont l’homme les fait siens et avec ce qu’il en fait.
Edith Dekyndt conçoit ses installations comme des paysages dans lequels le visiteur est invité à déambuler librement. Les espaces qu’elle crée installent une atmosphère, un climat constituant un écosystème propre, où les objets et les matières sont liés entre eux et interagissent entre eux, sans hiérarchie. Le visiteur peut en ressentir le concept de Stimmung* en tant que volonté d’être au monde pleinement. Cette atmosphère évoque tout à la fois la brutalité et la fragilité du monde contemporain.
* Stimmung : plénitude ressentie face à un paysage, si puissante qu’elle fait naître un désir d’être absorbé par le paysage et de devenir paysage.
Grande Salle
The Black, The White, The Blue forme un paysage quasi monochrome qui se dresse devant nous. Disposés comme des blocs modulaires, des réfrigérateurs usagés, autrefois stockés dans un entrepôt sur le port d’Hambourg, forment un territoire inaccessible.
Au sol, un tapis de verre brisé renvoie la lumière du soleil que les larges baies vitrées de la salle laissent entrer. Diamant, mer de glace, tapis brillant ou dangereux.
De ce terrain impraticable pour le visiteur s’échappe le son enregistré des corps ayant grimpé, sauté sur ces blocs ainsi que le font dans le port d’Hambourg les pratiquants du Parkour, une discipline qui s’attaque à l’espace urbain et s’empare de la ville de manière illicite. De ces corps absents et invisibles ne restent que les traces de leurs impacts (bosses, tôles défoncées, trous) et le son sourd de ces moments de contacts entre le corps et la matière.
Dressée au milieu de ce paysage, Night in the Harbour fait apparaître l’image évanescente d’une flamme bleue sur les pales d’un ventilateur. D’un grand réalisme, cette flamme est pourtant une image totalement artificielle, issue de calculs mathématiques en 3D. Comme souvent Edith Dekyndt inverse ou confronte les polarités, entre le vrai et l’illusion, le réel et l’abstraction, la rectitude des blocs et l’informe du feu, le froid et le chaud… la couleur bleue étant celle du feu dans sa plus grande intensité alors qu’elle est spontanément associée au froid.
Petite Salle
La petite salle du Grand Café nous transporte dans l’univers aseptisé d’un laboratoire. Blancheur et étagères font écho à l’univers de travail de la recherche scientifique.
Sur les étagères laissées vides de Moonrise at the Sea, trois bocaux tels trois figures habitent l’architecture. Comme en suspension, ils inspirent toutes sortes de spéculations. Renfermant respectivement un œuf enveloppé dans du velours, un bout de tricot effiloché, un morceau de vêtement, ils apparaissent comme des natures mortes du quotidien, des présences énigmatiques et familières. Figés dans de la gelée alimentaire, ils rendent compte d’un état des choses qui appartient aussi au vivant tel qu’il s’incarne dans l’espace domestique, celui de la cuisine, celui de l’atelier, celui du corps, ce qui couvre nos corps et y pénètre.
En vis-à-vis, The Nature of the North in all the Beauty of her Horrors reprend le titre originel de la célèbre Mer de glace de Caspar David Friedrich. L’encre de Chine congelée forme une masse compacte de glace noire, allusion au chaos et au désastre, qui sous l’action de l’air et du temps se transformera progressivement, laissant apparaître à sa surface des boursoufflures et des micro-cratères formés par le travail invisible et intérieur de la matière. Un nouveau paysage chaque jour différent apparaîtra, confrontant le spectateur au vertige de ce spectacle silencieux.
1er étage
The Southern Nature in its Lush and Majestic Splendor est un écosystème fonctionnant en vase clos. L’objet composé d’un coussin chauffant et d’un aquarium renversé « transpire ». La condensation permanente induite par la réaction thermique évoque des conditions climatiques poreuses, opposées à l’atmosphère du rez-de-chaussée en apparence plus figée.
Plus loin, un monceau de tissus déchirés blancs, imbibés d’eau et de chlorure de calcium, dégorge d’un canapé hors d’âge. Edith Dekyndt a été marquée par le quartier des blanchisseurs à Bombay en Inde, où des milliers de personnes lavent le linge de milliers d’autres travailleurs. Ces tissus ici compactés nous rappellent également l’importance de la figure de style du drapé dans l’histoire de l’art. Recevant la lumière naturelle des fenêtres, la trace du corps humain subsiste.
Un auvent, également rescapé des entrepôts de Hambourg, est suspendu dans l’espace. Fortement marqué par les intempéries, il redessine un paysage entre désolation et élégance.
La vidéo Ombre indigène nous montre un nouvel aspect des relations Nord-Sud évoquées dans l’exposition. Réalisée en Martinique en 2014, Edith Dekyndt a confectionné un drapeau avec des cheveux naturels servant d’extensions pour les coiffures des femmes caribéennes. Elle a filmé ce drapeau balayé par le vent, planté au-dessus des rochers de la côte du Diamant. C’est là qu’au XIXème siècle un bateau de traite clandestine transportant une centaine de captifs africains s’est échoué sur les rochers avant d’être totalement détruit. Édouard Glissant (1928-2011) est inhumé près de là, dans la petite ville du Diamant. Originaire de l’île, auteur, romancier, il est le fondateur du concept du tout-monde et de celui de créolisation qu’il définit comme le « métissage qui produit de l’imprévisible ». Il fût un des premiers intellectuels à penser la mondialisation comme un facteur inéluctable de métissage, qu’il voit comme une richesse pour dépasser le sentiment de perte des repères traditionnels et inventer de nouveaux savoirs.
L’exposition The Black, The White, The Blue a été présentée au Kunsthaus Hamburg à Hambourg (Allemagne) du 8 juin au 18 août 2019.
Remerciements à la galerie Konrad Fischer, Düsseldorf-Berlin (Allemagne).
Cette exposition participe à l’événement Plein Soleil 2020, l’agenda des expositions d’été des centres d’art contemporain, un projet de d.c.a / Association française de développement des centres d’art contemporain.
Œuvres
Dimensions variables
190 x 55 cm
Dimensions variables
90 x 75 x 113 cm
40 x 200 x 100 cm
65 x 240 x 100 cm
300 x 20 cm
34 min 17 s
Biographie
Née en 1960.
Vit et travaille à Bruxelles (Belgique) et Berlin (Allemagne).
L’artiste est représentée par les galeries Konrad Fischer, Düsseldorf-Berlin (Allemagne) ; Greta Meert, Bruxelles (Belgique) ; Karin Guenther, Hambourg (Allemagne) ; Carl Freedman, Londres (Royaume-Uni).