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Soleil Blanc, 2021
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Eclaircies
Exposition
À la croisée de la peinture et de l’assemblage textile, Adrien Vescovi déploie ses toiles libres dans de vastes dispositifs, qui invitent le format du tableau à rejoindre la dimension du paysage. Ses œuvres présentent un aspect performatif : l’artiste procède en alchimiste, et ses procédés revisitent la tradition tinctoriale, aux rituels mystérieux, plaidant pour la maturation lente. Sélection patiente des pigments naturels, infusion, décoction et réduction des jus : autant d’étapes qui lui permettent d’élaborer une palette chromatique délicate, chargée du temps long de son apparition. En écho, l’œuvre incorpore la mémoire dans son épaisseur même, car Adrien Vescovi stratifie ses champs chromatiques sur des supports textiles porteurs d’histoires multiples, nées des expositions antérieures qu’ils ont traversées et de leur origine ancienne, lorsqu’ils proviennent de trousseaux familiaux. Au sol ou en suspens vertical, l’artiste spatialise ses toiles en assemblages feuilletés, reliés par un minutieux travail de couture, ou laissés libres, simplement superposés ou juxtaposés.
À l’occasion de son exposition nazairienne, Adrien Vescovi investit l’ensemble des espaces du centre d’art Le Grand Café, pour une composition d’ensemble traversée de variations rythmiques et harmoniques. Le titre de l’exposition fournit un indice sur le thème de cette composition d’ampleur où tout s’interpénètre : Soleil blanc, comme cette forme pâle et semi-circulaire qui apparaît et disparaît au fil des différents tableaux ; comme un astre en promenade, comme un éblouissement ponctuel ; comme une mémoire de la lumière, qui s’écrit en filigrane de ces pages de tissu.
FORME LENTE
Adrien Vescovi refuse de se laisser brusquer par le temps. Depuis dix ans, il a fait le choix d’une recherche lente, intimement reliée aux phénomènes élémentaires : la pluie, le soleil, le feu nécessaire à la cuisson des bains pigmentaires sont autant de partenaires de l’œuvre qui l’ancrent dans l’attente, dans la décantation tranquille et dans l’économie de moyens, à rebours d’une conception consumériste de l’art. L’atelier de l’artiste est ainsi devenu une matrice essentielle à l’expérimentation.
Originaire de Haute-Savoie, Adrien Vescovi a travaillé pendant trois ans dans un atelier à 1 600 mètres d’altitude : aujourd’hui établi à Marseille, son rapport au paysage demeure marqué par cette expérience des paysages montagneux, et les soleils blancs en sont peut-être la réminiscence, quelques années plus tard. La stratification mémorielle qui caractérise l’ensemble de l’œuvre s’opère aussi à cet endroit.
En creux, le motif de l’atelier se prolonge à l’étage du Grand Café : l’artiste dispose sur le parquet du centre d’art une composition non cousue, comme il le pratique au sol dans son atelier pour découper ou épingler ses textiles ; des bocaux en verre contenant des couleurs avec lesquelles il a travaillé ses infusions ponctuent l’installation, et lui confère un double registre conceptuel, entre processus et forme finie. Cet espace très calme, un peu japonisant, évoque l’œil du cyclone : un endroit intime, où se sentir épargné par toute tempête.
CYCLE LONG
Au fil des années, Adrien Vescovi a successivement utilisé des tissus pré-teints, puis testé les teintures synthétiques, puis les teintures naturelles avec les végétaux qu’il collectait autour de lui à la montagne. À Marseille, il lui est désormais plus simple de travailler avec les ocres du Roussillon, du Vaucluse, du Maroc et d’Italie. D’autres pigments viennent compléter cette palette.
Les textiles passent par un premier bain de potassium d’alun, une manière de mordancer la fibre et de la rendre plus perméable à la teinture. Ensuite, l’artiste procède par récupération et réfaction : mêlées aux pigments et au blanc de Meudon, les différentes eaux résiduelles chauffent puis refroidissent, reposent et s’usent, tout en se rechargeant de nouvelles teintes. Ce procédé de réduction et de désaturation de la couleur, jusqu’à l’obtention d’une texture proche de la boue, raconte aussi une économie de moyens, une attention particulière aux problématiques liées à l’univers textile, l’une des industries les plus polluantes. Une manière d’interroger l’écologie de sa propre production ? Cet épuisement chromatique porte également en lui l’inscription temporelle du passage, comme on dit d’une couleur pastel qu’elle est passée. Sur ce point, il semble essentiel de préciser qu’Adrien Vescovi ne fixe pas la couleur de ses textiles ou de ses cordages teints : sensible à la lumière, cette dernière évolue donc avec le temps.
VIES ANTÉRIEURES
Sur le même mode opératoire du recyclage, tous les textiles présentés dans l’exposition Soleil blanc ont déjà été montrés dans des expositions antérieures, sous d’autres formes. Dans la grande salle du centre d’art, Adrien Vescovi travaille ses immenses feuilletages verticaux sur la base d’une première couche de tissu, le SUPIMA, textile américain caractérisé par sa finesse, utilisé en 2019 dans une installation monumentale à la Villa Noailles. Teinté à partir d’ocres en infusion, le SUPIMA arbore un rendu proche du tie & dye, popularisé par les hippies dans les années 1960. En 2020, lors d’une exposition organisée par Triangle – Astérides à la Friche Belle de Mai, l’artiste adjoint à cette première couche des draps blancs qui viennent couvrir le SUPIMA. Monogrammés ou ornés de dentelles, ces draps ont un vécu : des mains invisibles ont passé des heures à réaliser les broderies de leur initiales (leur identité ?) sur ces tissus épais, en coton ou en lin, à la tenue raide et à la variété chromatique plus riche qu’il n’y paraît, du blanc au beige crème, en passant par le jaune. Si l’œuvre d’Adrien Vescovi aborde la question de la mémoire, elle ne fouille pas pour autant l’anecdote : les histoires familiales particulières ne l’intéressent pas, seule l’idée que ces draps ont eu une longue vie antérieure, lestée par le passage des corps, l’inspire et la nourrit.
Pour l’installation présentée à Saint-Nazaire, ces textiles « blancs » ont été teintés, dans une gamme pastel qui rappelle à l’artiste les couleurs des façades d’immeubles résidentiels des années 70-80, rose et violine, orange et vert. Des formes arrondies, découpées dans des draps blancs, sont cousues sur ces draps de couleur : l’artiste y adjoint des « contre-soleils », contre-formes des premiers, cette fois-ci colorées. Augmentée de ces deux étapes précédentes, l’installation densifie son feuilleté, comme si la couleur sourdait des profondeurs du millefeuille textile, devenu architecture flottante traversée par le cercle solaire.
CAHIERS D’ALCHIMIE
Pour l’artiste, ses derniers grands tableaux textiles s’apparentent à des livres. Certes maladroits par leur format monumental (5,35 x 2,80 m), ces livres dont on ne peut tourner les pages sont pourtant à décrypter recto verso, révélant des faces cachées et des écritures en miroir, comme les cahiers d’alchimie dans lesquels Adrien Vescovi note ses formules tinctoriales secrètes. Ce sont aussi des livres de recette, où chaque couleur correspond à une zone géographique où sont produits les ocres, où les formes géométriques relient les feuilles entre elles, le demi-cercle apparaissant sur une page et glissant sur une autre. Des lettres tronquées ou simplifiées ? L’exposition peut aussi se lire comme une reconstruction permanente du langage, elle tente de saisir ce par quoi arrive la pensée, elle spatialise un alphabet réinventé, non stabilisé. Éclatés dans l’espace, ces livres se reposent en suspens sur leurs tringles d’attache : ils suggèrent ainsi un autre usage, où les mains se glissent dans l’épaisseur stratifiée, où le déplacement des corps fait vibrer les textiles, comme des draps en extérieur prennent le vent.
LIBERTÉ DE CIRCULATION
Propice à la déambulation méditative et sensuelle, l’exposition Soleil blanc s’adapte flexiblement à l’espace du centre d’art : Adrien Vescovi demeure attentif aux singularités de cette architecture, ses piliers ou ses grandes baies vitrées. Dans chaque salle, il orchestre un rythme assez libre, et ne cherche pas à structurer les circulations de façon trop directive. Dans la singulière relation à la durée qu’instaurent les œuvres d’Adrien Vescovi, le visiteur est invité à se déplacer autour de l’œuvre, en son intérieur, afin d’en percevoir les perspectives multiples. Par cette expérience d’immersion dans la couleur et la mémoire, l’artiste donne à percevoir le vivant sous toutes ses formes (teinture végétale et minérale, fibre de lin ou de coton, geste humain), l’ordonnancement des forces (gravité, équilibre, balancement) et l’exercice de la liberté, à l’intérieur de délimitations fluides et de labyrinthes souples, pleins de bruissements d’histoires ouvertes et d’échappées dans le paysage.
Éva Prouteau, critique d’art