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pluie sur mer, Minia Biabiany, 2022
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Éclaircies
Exposition
En équilibre délicat entre poétique et politique, esthétique et éthique, l’œuvre de Minia Biabiany articule la mémoire intime de cette femme originaire de Basse-Terre avec l’histoire complexe d’un territoire guadeloupéen sous emprise, marqué par son passé colonial et l’assimilation contemporaine qui en découle. L’artiste agit en écobiographe : ses recherches visuelles explorent une biographie du soi environnemental1, qui pense la dimension relationnelle de notre identité façonnée par la texture des lieux et du vivant qui les compose — les végétaux, les animaux, mais aussi les milieux avec leurs différentes consistances. En somme, Minia Biabiany s’intéresse aux identités qui incluent l’Autre en soi.
Pour traduire ce monde de qualités sensibles et de partialités vécues, l’artiste privilégie l’installation et la vidéo, deux médiums qui lui permettent de suggérer différentes substances narratives, où affleurent parfois d’autres voix que la sienne, notamment celles de poètes et de philosophes qui ont marqué la pensée décoloniale2. Souvent traversées par le langage, ses œuvres font dialoguer des matières naturelles, végétaux et textiles, bois et céramique, verre et sable volcanique : par ces circulations, l’artiste invente de nouveaux corps-paysages.
À l’occasion de son exposition personnelle au Grand Café, Minia Biabiany a éprouvé l’envie d’évoquer son rapport à l’océan, depuis la Guadeloupe. L’océan a pris une place centrale, il fait le lien avec Saint-Nazaire, mais incarne surtout le fameux « passage du milieu »3 – engendré par la traite négrière qui a coupé les esclaves de leurs origines africaines. Nimbé d’une mélancolie légère, le titre de l’exposition, pluie sur mer, témoigne d’un fort enjeu de connexion terre/ciel : en prolongement, l’artiste dédie un élément primordial de la vie sur le territoire guadeloupéen – l’eau, le volcan et le vent – à chacune des trois salles du centre d’art. Elle déploie ainsi une lecture immersive de cette matrice-paysage, à partir des éléments qui le traversent, et la traversent par la même occasion, dans un mouvement de flux et de reflux entre l’intime et l’universel.
REZ-DE-CHAUSSÉE, PETITE SALLE
Dans cet espace transformé en salle de projection, Minia Biabiany propose deux vidéos qui ont en commun d’observer un rythme lacunaire, ponctué de silences et de fondus au noir, de fragments poétiques et d’énigmes visuelles.
Learning From the White Birds s’ouvre sur une comparaison, énoncée en voix off : respirer et apprendre participeraient d’une même dynamique, inspiration/expiration, in/out, comme le battement d’ailes d’un oiseau4. Minia Biabiany filme des bananiers morts, débités au sol, leurs corps en décomposition suggérant l’écocide lié à l’usage du chlordécone, pesticide utilisé entre les années 70 et 90 dans les plantations avec la complicité de l’État français, qui empoisonne encore aujourd’hui les sols, les eaux et les habitant·es. L’artiste filme aussi le vol des kios blancs, ou aigrettes neigeuses, très présents à Basse-Terre. Oiseaux grégaires, les kios se nourrissent en groupe puis chaque soir, ils reviennent dans leur nid, sur le même arbre. Et repartent en journée pour explorer et chasser, unis dans un même souffle. Par diverses métaphores et strates sensibles, l’artiste souligne à quel point notre être est éminemment relationnel : la respiration est un premier échange vital avec notre environnement, et la première hospitalité du monde est celle d’une atmosphère. Son regard invite à emprunter de nouveaux chemins, à envisager de nouveaux liens pour de nouvelles réceptivités, du présent comme du passé historique. Ce passé, souligne Minia Biabiany, qui n’est pas une conclusion mais une question à poser, comme l’énonce le collectif d’artistes Crater Invertido cité dans le film.
La seconde vidéo, intitulée Pawòl sé van, est un hommage aux Alizés, vents qui arrivent en Guadeloupe par la côte Atlantique et qui façonnent le paysage ; plus largement, ce film chante une ode au vent, « au souffle qui crie sa danse », qui lie les choses, permet les révolutions et attise le feu vital. Mais Minia Biabiany fait aussi le portrait d’un air fatigué, chargé de spores qui blessent, rongent et s’envolent : dans ce rôle ambivalent, on devine l’incarnation des forces contraires qui animent ce territoire sous tension. L’artiste multiplie les métaphores pour déjouer les apparences : quand nos yeux ouverts croient voir, ils ne perçoivent rien de cette terre qui a emprisonné son poison à cause des champs de musa (bananiers). Les sons naturels (le vent levé, le son des conques) prennent le relai et réclament l’écho jusqu’à la guérison de la honte. Si la parole de Minia Biabiany ne se départit jamais d’une dimension politique, elle préfère avancer sous couvert poétique. En ce sens, elle fait écho à la méthode « enracinée » d’Édouard Glissant, pour qui « le lieu est incontournable », pour qui la « matrice-gouffre » du bateau négrier constitue l’origine de son peuple, la « naissance collective » du monde créole et de sa langue, une langue métisse, une langue de « compromis » entre les békés et les esclaves africains. Dans les pas du philosophe, par le feuilletage linguistique qui structure Pawòl sé van, l’artiste participe de la créolisation du monde, et de la prise de conscience du caractère extrêmement composite et polysémique de ce territoire caribéen.
REZ-DE-CHAUSSÉE, GRANDE SALLE
De nombreuses cultures ont imaginé des formes en reliant certaines étoiles par des lignes imaginaires. Tout est signe : les constellations ont aussi servi aux repérages céleste et terrestre, ainsi qu’à l’orientation des marins. Si les humains les ont associées à des mythes, ils les ont aussi investies du pouvoir de lire leur destin, l’astronomie antique s’extrapolant en astrologie.
Pourquoi le plus loin touche au plus près ? semble se demander Minia Biabiany lorsqu’elle se réapproprie l’écriture des constellations connues. Imprimés sur textile, ses dessins célestes renvoient à une histoire située où nous rencontrons des plantes capables de soigner (la fleur de bananier, l’anthurium, l’atoumo, la mangrove) ; des symboles de mouvements politiques guadeloupéens émancipateurs (l’ARC, le GONG) ; la Soufrière, volcan qui accompagne le quotidien de l’artiste depuis son enfance ; ou des animaux comme le colibri, lié à l’ancestralité. Arrimées en hauteur autour des piliers de la grande salle du centre d’art, ces constellations sont reliées par de multiples fils de coton brut à de petites sculptures de céramique posées au sol. Ces dernières sont réalisées en grès chamotté noir ou blanc, à la texture rêche : elles dessinent des formes géométriques, ou des formes relevant du mythe, tels une sirène, un poisson, une forme d’utérus. Un autre symbole fort revient : celui de l’œil en céramique noire, organe de la perception du monde, instance protectrice ou punitive, force paradoxale de l’invisible ou de l’indicible. Par ce leitmotiv, l’artiste réaffirme les problématiques inhérentes à son œuvre : comment le territoire qui l’entoure influe sur son espace mental ? Et comment l’espace mental influe sur la perception de l’espace physique ?
Au sol, de grandes lignes ondulent comme les lignes de sonde des cartes marines : matérialisées en gros sel, matériau de purification et de conservation, ces reliefs contraignent le déplacement des corps, invitant le public à une démarche précautionneuse, qui brise ses automatismes de mobilité.
L’ensemble de l’installation cartographie une vaste mise en relation des éléments, des espaces et des temporalités. L’artiste y adjoint des sculptures composées de bois calciné : bricolées, raboutées et précaires, elles s’apparentent à des portes mentales, qui entretiennent un rapport hybride à la mémoire, à la fois dans l’effacement et la reconstruction. Minia Biabiany fait ici référence aux liens, conscients ou inconscients, qui rattachent la Guadeloupe au continent africain et à l’île de Gorée, connue comme le plus grand centre de commerce d’esclaves de la côte africaine, tour à tour sous domination portugaise, néerlandaise, anglaise et française. L’île de Gorée abrite aujourd’hui un vaste ensemble mémoriel : la Place aux enchères, où étaient marqués au fer les esclaves en partance pour les bateaux négriers ; l’Arbre de l’oubli ainsi nommé du fait d’un rituel au cours duquel les esclaves tournaient autour d’un arbre pour oublier leurs origines ; l’Arbre du retour, garantissant le retour des âmes des captifs après leur mort ; le Mémorial du souvenir érigé sur la fosse commune des captifs morts avant la déportation ; et la Porte du non-retour, pour commémorer la déportation de millions de captifs mis en esclavage en direction des colonies d’outre-Atlantique. Les Portes de Minia Biabiany ne sont pas sans retour : ornées de perles noires, percées d’ouvertures elles-mêmes traversées de fils tendus comme des cordes, elles incarnent un étrange instrument à vent qui reste à inventer : ce sont des portes qui parlent, notamment de l’oubli, consubstantiel au travail de mémoire ; ce sont des portes qui rapprochent, une fois encore, la terre et le ciel.
PREMIER ÉTAGE
Comment se mettre au diapason de la respiration d’un volcan ? Emblème cher à l’artiste, la Soufrière donne corps au paysage déployé au premier étage du centre d’art : plus précisément, Minia Biabiany suspend au centre de l’espace sa vision de l’intérieur de cette montagne de feu, un cœur de lave matérialisé sous forme de sculpture de verre. Symbole d’une matrice magmatique puissante, cet élément dialogue au sol avec un disque de sable volcanique noir, dans une ligne imaginaire tendue entre deux pôles formels et chromatiques, deux visages d’une même entité. Alentour, l’artiste orchestre des rythmes : elle pense l’espace comme un corps vivant qui respire, ponctué de grands mobiles suspendus, tels des membranes très légèrement colorées de vieux rose. Ces grandes sculptures de lin tendu sur armature de métal s’accompagnent d’une jungle d’amarres, cordages usagés qui maintiennent ensemble domaines céleste et terrestre, parfois agrémentés de flotteurs qui les lestent. Enfin, Minia Biabiany dispose au sol une myriade de petites céramiques : des traits, des courbes, des tiges, des boucles ouvertes ou fermées qui s’apparentent à des éléments de langage, aux prémices d’une écriture en devenir. À nouveau, Minia Biabiany met en relation des évocations sensorielles énigmatiques, une polyphonie de perspectives en quête d’une pulsation commune.
Éva Prouteau, critique d’art
NOTES
1 – À ce sujet, consulter les recherches du philosophe Jean-Philippe Pierron.
2 – À l’instar de Paul Gilroy, dont l’approche permet de renouveler en profondeur la manière de penser l’histoire culturelle de la diaspora africaine, résultat de la traite et de l’esclavage. Contre les visions nationalistes, l’auteur montre qu’il existe une culture hybride, qui n’est ni africaine, ni américaine, ni caribéenne, ni britannique, mais tout cela à la fois : l’Atlantique noir.
3 – « Le Passage du Milieu est une expression issue de la littérature anglo-saxonne, des études littéraires et culturelles. Elle renvoie à l’expérience de la traversée de l’Atlantique, dans le navire négrier, des esclavagisé-e-s de l’Afrique vers les colonies aux Amériques. La particularité de ce passage conceptualisé tient à ce qu’il constitue la transition d’un espace africain connu des esclavagisé-e-s vers un autre territoire, inconnu. Durant cette expérience de la traversée, les esclavagisé-e-s subissaient toute la violence de la colonialité du pouvoir : réduction de leur vie à la condition de pure force de travail, racialisation des relations sociales, contrôle et répression, annihilation de la culture et de la subjectivation. »
Paul Mvengou Cruz Merino, Un dictionnaire décolonial.
4 – La respiration, l’un des fils rouges de l’exposition de Saint-Nazaire, est aussi le leitmotiv des deux propositions de Minia Biabiany pour le Palais de Tokyo, du 19/10/2022 au 08/01/2023 : une exposition personnelle intitulée difé, « feu » en créole, et l’installation Nuit dans l’exposition collective Shéhérazade, la nuit.
GLOSSAIRE
ANTHURIUM : L’anthurium rouge, aussi appelé « langue de feu« , a la capacité de dépolluer naturellement l’ammoniac et le xylène.
ARC : L’Alliance révolutionnaire caraïbe (ARC) est un groupe armé luttant pour l’obtention de l’indépendance de la Guyane, de la Martinique et de la Guadeloupe.
ATOUMO : parfois orthographiée A TOUS MAUX, cette plante bien connue de la pharmacopée guadeloupéenne peut être utilisée pour lutter contre l’état grippal, la digestion et le transit intestinal.
COLIBRI : Sa grande puissance en vol et son omniprésence autour des fleurs en ont fait un symbole d’endurance et d’engagement. C’est le seul oiseau capable de battre les ailes de haut en bas, mais aussi de bas en haut ce qui lui permet de reculer : on lui confère le pouvoir de refermer les blessures du passé.
CONQUE DE LAMBI : au temps de l’esclavage, la conque de Lambi servait de moyen de communication et de ralliement pour annoncer la vie, la mort, les mariages, mais aussi les révoltes. Lors des fêtes traditionnelles, les musiciens soufflent dans la conque de Lambi, dont la pointe a été taillée. Matrice de tous les instruments à vent, la konk’a lambi participe au combat culturel de réappropriation, et est très utilisé par les groupes carnavalesques a po (« groupe à peau » ou « gwoup a po ») apparus à la fin des années 1970, groupes militants indépendants valorisant les coutumes et les mythes de l’île.
FLEUR DE BANANIER : Dans l’œuvre de Minia Biabiany, la fleur de bananier se réfère aussi bien au chlordécone qu’à la possibilité de se soigner. La toxicité du chlordécone s’attaque principalement aux parties sexuelles de l’homme comme de la femme : cette pollution continue d’empoisonner les populations locales et provoque notamment une très forte augmentation du risque de cancer de la prostate, et une augmentation avérée du taux de prématurité des accouchements. La fleur de bananier a des propriétés médicinales et curatives, qui sont liées à la sexualité féminine : riche en fer, elle permet notamment de lutter contre l’anémie et de rééquilibrer l’utérus.
GONG : Le Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG) est un ancien groupe indépendantiste guadeloupéen fondé en 1963. Il a laissé un héritage politique important, notamment au niveau culturel, militant pour qu’on puisse parler créole sans que ce soit une honte.
MANGROVE : écosystème de marais maritime incluant un groupement de végétaux spécifiques principalement ligneux, ne se développant que dans la zone de balancement des marées, appelée estran, des côtes basses des régions tropicales. Le rôle crucial joué par ce biotope dans la pensée caribéenne se retrouve dans la « pensée-mangrove » d’Édouard Glissant, métaphore végétale où l’emmêlement inextricable de branches, le fouillis de racines-rhizomes à la fois aériennes, marines et souterraines évoquent l’identité multiple de la femme et de l’homme créole.
Œuvres
Biographie
Minia Biabiany est née en 1988 à Basse-Terre (Guadeloupe, France). Elle vit et travaille à Saint-Claude en Guadeloupe.
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