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Parler de loin ou bien se taire, Anne Le Troter, 2019
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Eclaircies
Exposition
« Dès que l’homme use du langage pour établir une relation vivante avec lui-même ou avec ses semblables, le langage n’est plus un instrument, n’est plus un moyen ; il est une manifestation, une révélation de notre essence la plus intime, et du lien psychologique qui nous lie à nous-mêmes et à nos semblables. »
Walter Benjamin
Dédiées à la projection de la forme orale, les expositions d’Anne Le Troter ont des allures d’enquêtes sonores. La matière vocale collectée, qu’elle sculpte ou réinterprète, se révèle souvent surprenante : le corps, saisi par le prisme sémantique de différents champs professionnels, y est omniprésent, comme s’il cristallisait une zone de résistance à dire.
L’artiste collectionne ainsi les sociolectes, ces dialectes spécifiques à une classe sociale, à un groupe professionnel, ces jargons qui ont parfois une utilité identitaire, mais qui peuvent aussi servir de moyen d’exclusion. Langue managériale et corporate, terminologie médicale ou paramédicale, standardisation vocale des enquêteurs téléphoniques : autant de langages techniques qui permettent à Anne Le Troter d’aborder le corps dans sa dimension matérielle, et de jauger l’emprise autoritaire d’une langue sur son objet.
L’artiste s’intéresse également aux idiolectes, les usages du langage propre à un individu donné ou à un tout petit groupe, comme la novlangue qu’elle a créée avec ses sœurs, parole autarcique qui cimente leur complicité. À travers ces différentes sources, Anne Le Troter semble s’interroger sur une notion à la fois poétique et politique : comment, dans le creuset de la langue, le corps contemporain pourrait-il s’exprimer sans se collectiviser ni s’instrumentaliser ?
Pour mettre en forme ses pièces sonores, l’artiste collecte, découpe et assemble, dans un processus de composition très élaboré. Selon différents protocoles, elle fait aussi intervenir sa propre voix enregistrée, ou celles de locuteurs interprètes. Dans un bloc de paroles constitué, Anne Le Troter met en relief l’intensité de présence de certains éléments : elle fuit le superflu, élague les liens syntaxiques, capte les variations dans la répétition, révèle la mécanique structurelle de la langue. Par ailleurs, elle est très attentive à l’intersubjectivité langagière et à la socialité linguistique, et elle accueille volontiers les symptômes émotionnels du locuteur : les modulations qui marquent le doute, la réticence, l’impatience ou la fatigue traduisent autrement le corps. En ce sens, elle s’inscrit dans le sillage de Benveniste ou de Goffman, linguistes pragmatiques qui ont beaucoup étudié l’appropriation, par le locuteur, de l’appareil formel de la langue. Toutefois, cette dimension linguistique présente dans le travail d’Anne Le Troter (l’interlocution, l’échange entre émetteur et receveur, destinateur/destinataire, encodeur/décodeur) ne doit pas oblitérer la grande qualité musicale de ses compositions : la pluralité des voix au sein d’un même individu et la pluralité des voix du groupe y sont traduites avec beaucoup de délicatesse polyphonique, conjuguée à une spatialisation du son qui renforce l’effet de mobilité légère de ce bruissement interactionnel, devenu mélodies combinées, ensemble rythmique de destins vocaux particuliers.
Pour transmettre cette matière sonore, Anne Le Troter met en place des dispositifs d’écoute simples, qui partitionnent l’espace, en améliorent parfois l’acoustique, et accueillent le corps des spectateurs. Moquettes et assises s’adaptent à la particularité des espaces investis, pour proposer une expérience à la fois ouverte et focalisée. De même, l’artiste ponctue ses expositions de séquences vidéos, qui ne prennent jamais le pas sur les sons diffusés, mais ponctuent la pensée qui opère dans la pièce sonore. Certaines parties percussives filmées (le rythme d’une batterie, le son des touches du piano électrique) aèrent le langage.
Pour cette nouvelle proposition intitulée Parler de loin ou bien se taire, Anne Le Troter investit l’ensemble du Grand Café dans une installation conçue comme une vaste respiration. Exploration des circulations entre corps singulier et corps générique, personne et personnage, émancipation et aliénation, l’exposition décrypte le politique dans l’intime, et vice-versa : l’entretien qui suit aborde ces enjeux, et décrit leur mise en forme spécifique pour le centre d’art de Saint-Nazaire.
Avant d’aborder l’exposition, revenons sur un projet antérieur, que tu as mené dans plusieurs habitations de Saint-Nazaire.
J’ai été invitée par Le Grand Café à faire une résidence en 2018 pour tester un format qui me tenait à cœur et qui continue d’opérer sur d’autres terrains à présent : Théâtre chez l’habitant / théâtre d’habitation. Ce projet, mené en collaboration avec Charlotte Khouri, consiste à demander l’hospitalité le temps d’une soirée aux personnes volontaires, pour y présenter une forme de théâtre où les biographies des donneurs d’une banque de sperme sont mises en scène. La question de l’anticipation, de la fiction et de la dystopie s’engage dans l’espace domestique. Cinq représentations eurent lieu à Saint-Nazaire, chez cinq hôtes différents, avec cinq pièces différentes.
Chaque pièce est en lien étroit avec l’architecture des habitations, la décoration, la vie des hôtes qui accueillent ce projet. L’écriture des pièces à jouer s’est donc faite après la rencontre avec les hôtes, et la visite de leur habitation.
À présent, et non sans lien avec cette première expérience nazairienne, peux-tu nous décrire la genèse de ton nouveau projet au Grand Café ?
J’ai été invitée à Dallas pour faire une exposition. Dans l’avion, j’ai rencontré une femme qui travaillait dans une banque de sperme, consultable en ligne. Sur le site, on peut choisir la couleur des yeux, des cheveux, de la peau du donneur, son niveau d’éducation, et de nombreux autres critères. Il faut cocher des cases. Puis, on arrive sur des profils d’hommes, dont la voix a été enregistrée lors d’entretiens entre le staff et le donneur. Ce dernier répond à des questions liées à sa vie, son travail, sa famille. Ensuite, le staff produit un commentaire sur le donneur (He is cute, handsome, funny).
Après ce vol, je suis retournée consulter ce site internet : j’ai téléchargé toutes les voix. Après analyse de ce matériau oral, je me suis fait quelques remarques : les adjectifs sont très répétitifs (cute, handsome, funny), et plus le staff accumule les adjectifs, meilleur est le donneur. Les mots agissent comme agents commerciaux.
Comment as-tu mis en forme cette collection de voix ?
J’ai commencé à monter toute cette matière audio sans vraiment savoir ce que je voulais en faire. Et finalement, j’en ai fait une chanson : 400 commentaires des employé.e.s de l’entreprise, à propos de 400 donneurs de sperme. L’ensemble forme une sorte de comptine pré-adolescente, naïve et entêtante. Le trouble s’instaure : on a l’impression que ces gens parlent d’une seule personne, alors qu’ils en évoquent 400.
Tes installations sont toujours pensées in situ. Le centre d’art de Saint-Nazaire, par son architecture et ses différents espaces, t’a-t-il inspiré particulièrement ?
Pour cette exposition monographique au Grand Café, je me suis concentrée sur la différence entre les personnes et les personnages : la banque de sperme crée des personnages en les stéréotypant (cute, handsome, funny), et elle vend de la parole qui quantifie les qualités d’un être. L’entreprise transforme les donneurs, des personnes, en personnages marchandisables.
Mon propos serait de retrouver les personnes derrière les personnages. Le Grand Café sera donc traversé par une seule pièce sonore, chaque espace communiquant avec les autres, comme une mise en dialogue. La trappe de la Grande Salle du rez-de-chaussée sera ré-ouverte, donnant accès au son diffusé au premier étage. Les points de vue vont s’échanger, entre personnages créés par l’entreprise et personnes qui luttent contre le rôle qu’on leur impose.
Le son est un matériau qui s’échappe sans cesse : comment le canalises-tu ?
Entre les différents espaces, tout est synchronisé, pas de cacophonie. Lorsque j’étais très jeune, je prenais un billet dans un multiplexe de cinéma, avec lequel je pouvais aller partout. Je m’amusais à composer mon propre film, en zappant d’une salle à l’autre, en créant ma propre narration. Au Grand Café, les spectateurs ne sont pas invités au zapping : les trois espaces sont connectés et se répondent. Ce que j’ai gardé de mon expérience des multiplexes, c’est le déplacement de mon corps dans l’histoire proposée. Je cherche à reproduire ce type de circulation dans le centre d’art.
Cette configuration va dire beaucoup d’elle-même : au rez-de-chaussée, dans la petite salle à droite, j’ai imaginé une présentation d’ouverture (le salut, la durée de la pièce, le lieu, les protagonistes, la nature des archives audio, etc.), un peu comme le générique d’un film.
Dans la salle de gauche, la Grande Salle, je vais modeler cette notion de personnage, en jouant du contraste entre le fond de ce discours et sa forme (une petite chanson mignonne).
Au premier étage, la traduction en français, qui est aussi interprétation et commentaire de la source américaine, sera un nouveau protagoniste, une tentative de remettre du singulier dans le générique.
Ton exposition est ponctuée d’images, peux-tu évoquer leur rôle ?
Des éléments vidéo viennent orchestrer cette parole, ce sont des interludes, des images d’accompagnement ; les images de percussion d’une batterie, de percussion d’un piano : je demande à une pianiste de jouer sur synthétiseur éteint, et sur les ongles de la pianiste, je colle les photos des donneurs. Car sur le site de cette banque de sperme, on peut également voir leur portrait lorsqu’ils étaient enfants. J’intègre ces photos en format miniature, de la taille d’une gommette.
Tu ajoutes également des « seuils » physiques dans l’architecture du Grand Café. Pourquoi ?
Entre les différents espaces, j’ai imaginé des sas vitrés dont une porte coulissante automatique, qui nous donne le sentiment de rentrer dans une parole bien spécifique (celle de l’entreprise, celle de la personne, celle de la pièce sonore elle-même). À l’étage, l’entrée se fera par un pan de mur tendu de peau de batterie plastique, surface sonore et vibrante. Je suis exigeante sur la question du confort dans l’écoute collective : la dimension du groupe, son énergie et sa force de réception comptent énormément dans ma pratique. D’où projeter du langage ? Sur quelle durée ? Comment les gens écoutent ? Ils sont silencieux ensemble, et c’est rare un groupe silencieux… Quels liens de connivence ou de rejet se tissent dans l’écoute ? Mes espaces sont pensés pour projeter du langage : un cinéma sert principalement à projeter un film et à être bien, disons que je fais la même chose avec du son. Le spectateur se plonge dans une projection, la sienne, grâce aux images mentales produites par le son. Je configure donc des espaces de concentration et d’immersion.
D’autres accessoires témoignent de ton attention au public, et à la qualité du son spatialisé.
Le Grand Café résonne, ce qui pose un gros problème pour la diffusion sonore. J’installe des dérouleurs à moquette dans les espaces, qui serviront d’éléments insonorisants. Une partie de la moquette provient de chutes destinées aux paquebots, retravaillées pour gommer leur couleur. C’est un geste visible d’effacement.
Tous mes câbles audio partent d’une seule source (proche des fenêtres de la Grande Salle du rez-de-chaussée), et ils font le tour du Grand Café. Ils grimpent les escaliers, ils reviennent par la trappe. Six speakers sont spatialisés dans la grande salle, comme des personnages assemblés et posés sur des plateaux rotatifs, qui vont faire des rotations en va-et-vient, de telle sorte que les câbles qui les relient vont monter et se tendre, puis descendre et se détendre, comme dans une sorte de respiration. Comme un corps qui commence à prendre vie. Je suis effectivement très attentive à la diffusion, et j’aimerais que le son soit net partout : finalement, le son est assez proche de la vidéo, tu dois gérer en permanence des nets et des flous, des hors-cadre, et la question du temps est primordiale, comme le déroulé des événements.
Pour clore cet entretien, peux-tu évoquer le titre de ton exposition ?
» Parler de loin ou bien se taire » est tiré de L’Homme et la couleuvre de Jean de La Fontaine. La fable raconte l’histoire d’un homme qui se fait expliquer par des animaux l’exploitation à laquelle il les soumet. L’homme s’énerve et tue la couleuvre. Dans pareille situation, il vaut mieux parler de loin ou bien se taire, nous dit Jean de la Fontaine. Cette question du discours, autorisé ou non, résonne fortement avec les enjeux de mon travail. Dans les bandes sonores et les textes produits par cette banque de sperme, tout est très contrôlé, lissé. C’est pourquoi les interviews se ressemblent beaucoup d’un donneur à un autre. J’essaie de reprendre de la distance.
Entretien réalisé avec l’artiste le 25 novembre 2018
Éva Prouteau, critique d’art
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L’installation au Grand Café intègre une œuvre réalisée par Anne Le Troter et Charlotte Khouri : The Neighbours F’s: Fun and Fame.
Cette exposition est la première exposition personnelle de l’artiste de cette envergure. Elle s’inscrit dans la continuité de ses récents projets présentés :
• lors de l’exposition du Vingtième prix de la Fondation d’entreprise Ricard en 2018, pour lequel Anne Le Troter était nominée.
• lors de la biennale de Rennes 2018, à l’occasion de À cris ouverts.