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Neocodomousse, Raumlaborberlin, 2016
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Eclaircies
Exposition
« Tout le monde rêve d’une cité idéale. Sauf ceux qui considèrent comme satisfaisante la ville qu’ils habitent. Mais ils sont rares. Aussi rares que ceux qui trouvent parfaite la société dans laquelle ils vivent. Le philosophe dans sa bibliothèque et le déraciné dans son bidonville rêvent d’une ville qui puisse satisfaire aussi bien leur quotidienneté que leurs fantasmes. »
Michel Ragon, L’Homme et les villes, 1995
Fondations participatives
Raumlaborberlin est un collectif de neuf architectes, urbanistes, paysagistes et artistes. Leur nom pourrait se traduire par espace et laboratoire, car en allemand raumlabor ne correspond à aucun mot commun préexistant : néologisme, il renvoie aux notions d’expérimentation, de recherche empirique, guidée par un processus de fabrication communautaire.
Selon les projets, les membres de raumlaborberlin s’ouvrent volontiers à la collaboration : une manière de diversifier leur approche, et d’agir au plus juste en fonction du contexte, forcément singulier lorsque s’aborde la question du renouvellement urbain. Car si ce collectif se préoccupe d’urbanisme, c’est toujours en impliquant les habitants et en multipliant les échanges avec les usagers comme avec les experts de tous horizons. Découle de cette méthode participative des hypothèses formelles où l’architecture s’envisage mobile et modulable, en relation avec l’espace public, réceptacle de performances et d’interactions.
Points de bascule
À Saint-Nazaire, raumlaborberlin se frotte à un contexte puissant : le LiFE, la base des sous-marins, les chantiers navals, et cette ville tendue vers la Loire et l’océan, à l’histoire pleine de soubresauts. Dans cet ensemble, raumlaborberlin prélève certains moments décisifs et cerne tout particulièrement les points de bascule : le fait que les Chantiers navals soient passés de la marine marchande à l’industrie touristique, et construisent actuellement un paquebot surdimensionné, baptisé Harmony of the Seas. Ou bien que le lieu d’exposition, le LiFE, fasse partie du colossal bunker construit par la Wehrmacht : un bloc de béton qui sépare la ville de la mer, héritage des jours sombres, espace de mort réhabilité en lieu de vie qui abrite aujourd’hui différents équipements culturels. Raumlaborberlin se focalise sur ces tournants de l’histoire, où un objet architectural s’éloigne de sa fonction initiale et se transforme en quelque chose d’insoupçonné — dans une dynamique du dépassement.
Analogies, proximités, rebonds
Cette réflexion sur la mutation de certains espaces conduit le collectif à dériver, par analogie de forme ou de pensée, vers d’autres exemples célèbres dans l’histoire de l’architecture. Raumlaborberlin cite à ce propos le Phalanstère de Fourier, palais social imaginaire, à mi-chemin entre le Palais-Royal de Paris et le château de Versailles, qui a tiré l’architecture monarchique vers le logement communautaire. Ce projet finit par être réalisé à Guise par l’industriel Jean-Baptiste Godin, sous le nom le Familistère. Incidemment, la cour commune couverte de ce bâtiment coopératif rappelle la cour intérieure du Harmony of the Seas, l’immense paquebot déjà cité. Dans un même type d’espace, comment peuvent s’épanouir des collectivités de nature si différente ? Comment l’espace agit-il sur le collectif, et inversement ?
Autre péripétie architecturale qui a retenu l’attention de raumlaborberlin : la Tour de David à Caracas, gratte-ciel de 45 étages programmé pour devenir un centre financier, qui fut transformé en un squat autogéré avec école, église, magasins et services, hébergeant plus de 3000 personnes.
Avec son unité d’habitation La Cité Radieuse, Le Corbusier accomplit un dessein social similaire : une école sur le toit, des magasins et un hôtel au 8e étage, un rez-de-chaussée ouvert au public. Pour raumlaborberlin, ces exemples d’utopies réalisées articulent intimement la pensée de l’exposition.
Figures tutélaires
Comment penser l’architecture parfaite pour une société démocratique ? Raumlaborberlin convoque d’autres figures tutélaires qui ont nourri sa réflexion : l’architecte Yona Friedman a dédié son existence à cette question, en développant son grand projet manifeste, la Ville spatiale, une ville constituée de cellules mobiles au service de l’habitant, la conception d’un nouvel espace social, une harmonie entre les hommes et leur cadre de vie. Au concept d’autoconstruction, Friedman préfère celui d’autoplanification : l’usager conçoit lui-même son environnement bâti, dans une approche de l’architecture ouverte et disponible aux interventions de chacun.
Autre influence majeure, Hans Walter Müller a lui aussi théorisé l’espace : à ses yeux, l’architecture gonflable demeure la réponse parfaite à de nombreuses questions contemporaines, en injectant une pulsation légère et pleine de vie dans l’habitat. Structure mobile et éphémère, son atelier est un nouvel exemple d’utopie réalisée.
Atelier prospectif
En tant que communauté, raumlaborberlin ne croit pas en la figure de l’architecte tout-puissant, et privilégie le travail collectif, qui permet d’expérimenter au quotidien des façons de vivre ensemble, de construire ensemble.
C’est donc ensemble, à partir du contexte et du corpus de références qu’il leur a inspiré, que les acteurs de raumlaborberlin envisagent de transformer le LiFE en un atelier ouvert, un laboratoire de réflexion sur l’habitat collectif, un lieu de production et d’exposition qui pourrait raconter une histoire nazairienne empreinte de vie et de travail collectifs, et qui poserait la question suivante : quelle forme contemporaine pourrait prendre cette histoire ? Dans quel type d’espace voulons-nous projeter nos idées et nos rêves ?
L’espace du dessin
Au sein de l’exposition, raumlaborberlin donne une place conséquente au dessin d’architecture, exécuté collectivement et à la main. Entre Yona Friedman, Archigram et Keith Haring, les planches graphiques du collectif mêlent des croquis rapides, des collages aux accents pop-art, des storyboards proches de bandes dessinées et de grandes illustrations d’architectures utopiques ou extraordinaires. Leurs propositions ne se concentrent pas seulement sur les structures construites mais aussi sur les échanges au sein du groupe : elles mettent en résonance formes et relations humaines. Avec ces dessins, raumlaborberlin ne prétend pas livrer de solutions autoritaires aux problèmes spatiaux, mais souligne plutôt certaines incohérences, pointe les potentiels de stimulation de l’espace urbain par l’action collective, ou ancre parfois la fiction dans le réel.
Place Forte
Valorisée comme un lieu d’énergie, une ruche, une matrice de fabrication de la ville, la base des sous-marins vue par raumlaborberlin ressemble à une place forte, un roc sur lequel pourrait s’ériger un château, métaphore d’habitat collectif. À l’intérieur, l’exposition révèle une zone de stockage, qui accueille des matériaux de construction recyclés à partir de certains rebuts de STX France, la société qui gère la construction des grands paquebots à Saint-Nazaire. Paysage dont émane la poésie brute de l’inventaire, ce stock éclectique esquisse un portrait de l’activité portuaire, à la fois vivier du présent industriel et substance de l’exposition. Le projet mobilise plus largement les acteurs de la filière industrielle du recyclage : les chantiers (via GDE et Veolia), mais aussi d’autres partenaires comme la Communauté d’agglomération qui gère les déchetteries, les collecteurs (via une association de réinsertion qui répare les réfrigérateurs), les restaurants collectifs (qui fourniront des cannettes et des conserves en très grande quantité).
Les matériaux sont empruntés et restitués, soustraits ponctuellement du circuit marchand qu’ils représentent — la gestion des déchets constituant désormais un secteur économique à part entière. À deux pas des chantiers navals et de leurs immeubles flottants, raumlaborberlin capte cette ressource locale et la détourne pour concevoir des cellules d’habitation, pavillons ou nids plus informels, potentiellement destinés à ressortir du LiFE pour contaminer la ville, la coloniser dans le sens botanique du terme, la réinventer.
Ville ouverte
Nés d’une méthode de travail à la fois discursive et programmatique, ces modules d’habitation déclenchent un questionnement gigogne : par jeux d’assemblage des matériaux collectés, raumlaborberlin interroge l’économie de l’architecture, le concept de la ville durable, la cohésion urbaine, la place de l’expert et de l’usager. La notion de co-construction, centrale pour ces architectes, sera mise en pratique au cours de plusieurs workshops, en amont et pendant la durée de l’exposition, où le public pourra expérimenter des jeux modulaires et des processus de transformation créatifs. Définir la fabrique de la ville, discuter l’habitat collectif et la représentation de l’espace public, ou imaginer l’avenir de la cité : entre fiction et pragmatisme, raumlaborberlin offre au public du LiFE l’occasion d’expérimenter la ville comme lieu culturel de l’échange, propice à réenchanter la manière d’être ensemble.
Éva Prouteau, critique d’art
Production
Biographie
Partenaires
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