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Les choses qui vibrent, Marcos Avila Forero, 2018
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Eclaircies
Montage : Yoann Le Claire
Interview : Amélie Evrard
Exposition
Artiste d’investigation, Marcos Avila Forero opère sur le terrain. Ses interventions à même le contexte condensent la force de l’engagement et la puissance de la poésie. Entre une conscience aiguë du monde et un profond sens du mythe, son œuvre se tient en équilibre, traversée par la question du langage et du déplacement, du souffle humaniste et de l’engagement. Mû par d’intimes convictions, l’artiste colombien travaille auprès de communautés dont il s’attache à traduire les combats méconnus. Souvent, il choisit de mettre en fréquence diverses réalités a priori éloignées : au Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire, il croise ainsi l’actualité syrienne, le processus de paix en Colombie, et la question des colonisations.
Pour éclairer ces éléments, Marcos Avila Forero puise volontiers dans l’art du passé, de la tragédie grecque (Les Perses d’Eschyle) aux recherches documentaires de Pasolini (Carnet de notes pour une « Orestie » africaine, inspirée d’Eschyle, elle aussi1.
Pour Les Choses qui vibrent, il réunit des œuvres clés de son parcours et des créations réalisées pendant sa résidence à Saint-Nazaire. L’exposition sera en constante reconfiguration, alimentée par un travail de recherches, des performances et le résultat de ses rencontres.
Son leitmotiv, la rencontre humaine relie la politique au corps et explore la notion de revendication sociale. Telle une partition ouverte, l’exposition accueille alors le public dans cette réflexion universalisable : de quel instrument jouer contre l’oppression ?
Pour la Grande Salle du rez-de-chaussée, l’artiste a conçu un objet double et paradoxal : un monumental porte-voix qui est aussi un bateau, activable et mobile, potentiellement déplaçable dans l’espace public et maritime. Réalisé en bois de noyer, cette nouvelle production relève à la fois de l’objet flottant, musical et sculptural. Par son essence, il renvoie à la longue tradition artisanale de la lutherie syrienne2, et dans sa structure, il rappelle autant le coffrage d’une guitare que la membrure d’un navire.
Comment dire la guerre, la violence, l’exil autrement que par le prisme des médias dominants ? Avec cette sculpture fonctionnelle, Marcos Avila Forero conçoit un symbole appropriable, un filtre amplificateur que viendront activer différents acteurs, chercheurs et comédiens. Leur parole portera des textes en lien avec le conflit syrien, qui seront spatialisés sur les murs de l’espace d’exposition, transformé en agora. Ainsi, Marcos Avila Forero propose une relecture contemporaine des Perses d’Eschyle comme un outil d’investigation du contemporain. Les Perses demeure à ce jour non seulement la première pièce dont nous conservons la trace écrite, mais surtout une des seules tragédie grecque qui s’attaqua à l’actualité politique, reflétant la guerre qui fit rage entre les Grecs et les Perses. S’inspirant de ce texte antique qui se déroule sur les mers, le confrontant à une tragédie contemporaine, Marcos Avila Forero imbrique les récits et les temporalités, et met en valeur la parole vive, la plus à même d(e transmettre l’expérience du déplacement, dans l’espace (l’exil), et dans le temps (la mémoire). Cette installation semble clairement marquée par l’esprit du dramaturge brésilien Augusto Boal : le créateur du Théâtre de l’Opprimé a toujours prôné la contestation dans et par le doute. Il déclara : « Si tu donnes la certitude avant le doute, tu ne réponds à aucune nécessité. Le théâtre politique d’avant était univoque, il donnait les bonnes réponses. Ce que nous essayons de faire aujourd’hui, c’est de poser les bonnes questions, la meilleure d’entre elles étant à mon sens : quelle question voulez-vous vous poser3 ? »
Dans une même approche artistique expérimentale, Marcos Avila Forero part à la recherche d’une forme collective, engageant l’être humain et sa prise de responsabilité.
En contrepoint d’Une autre « Perses » d’Eschyle, les Palenqueros sont disposés dans la grande salle du rez-de-chaussée. Ces tambours métaphores de voyage, mêlent l’histoire du commerce triangulaire en France avec l’histoire de la culture Palenque, communauté issue, à l’époque coloniale, des territoires rebelles bâtis en Amérique Latine par des fugitifs noirs. Dans l’exposition, ces instruments « réinterprétés » sont porteurs d’un hors-champ, enjeux de revendication sociale mais aussi surfaces graphiques. Cette translation, entre image et langage percussif, entre passé et présent, entre ici et ailleurs, est caractéristique de l’imaginaire de l’artiste, qui s’épanouit dans les processus de traduction et les rapprochements historiques, en lien avec des objets du quotidien, dépositaires d’une longue tradition artisanale.
Lorsque l’artiste a produit ces tambours, sa grande crainte était qu’ils ne sonnent pas : la vidéo Un Pechiche para Bencos témoigne du contraire. Elle retrace la performance d’Emile Biayenda, musicien qui est allé chercher dans les racines musicales de ce tambour lanceur d’alerte l’inspiration de ses rythmes, réinterprétés à partir d’éléments contemporains concrets. Le texte qui accompagne ces images croise poétiquement le destin de deux personnages, qui incarnent deux époques, tout comme le tambour fait le lien entre l’époque coloniale et aujourd’hui. Entre Bencos, révolutionnaire noir qui fut le premier à se révéler contre la Couronne espagnole, avant même Bolivar, et Camara Abdelaye, migrant clandestin qui vit en France aujourd’hui, avec lequel l’artiste a travaillé dans des contextes politiques, une communauté se dévoile, dans la cale d’un bateau devenue caisse de résonance.
C’est à nouveau la question du déplacement et de la translation qu’il aborde dans la vidéo Atrato, présentée dans la petite salle du rez-de-chaussée : la poésie des surfaces d’eau qui portent l’onde sonore révèle le son comme matière libre, qui se moque des frontières. Sur ces images, l’artiste filme l’Atrato, un fleuve qui traverse la forêt du Choco en Colombie et qui est le théâtre de fréquentes luttes armées. Encadré d’une équipe de chercheurs (anthropologues, ethnomusicologues et musiciens), Marcos Avila Forero a proposé à certains riverains d’origine afro-colombienne de redécouvrir une ancienne coutume locale, consistant à frapper de ses mains la surface du fleuve afin de produire un son de basse capable de retentir sur de longues distances.
Le fleuve se transforme alors en instrument, support cathartique de cette population qui rejoue, grâce à des techniques percussives particulières, une composition qui évoque le son des explosions, les coups de rafale et l’impact des balles. Dans la danse et la matière sonore, l’artiste et la communauté qu’il mobilise réinventent un langage codé collectif, paradoxalement joyeux, émancipateur : un répertoire de gestes sensoriels.
De la mémoire, de la réinterprétation : à l’étage du centre d’art, Marcos Avila Forero réalise A san vicente, un entraînement une grande fresque en bois brûlé, rejouant à sa manière des scènes de guérilla, où les combattants s’entraînent avec de faux fusils sculptés en bois, en imitant le bruit des balles avec leurs bouches. La transcription est déstabilisante, intime : les traces carbonisées des armes de guerre factices dessinent aux murs une jungle fabuleuse, tandis qu’un petit dictaphone crache des onomatopées à la fois belliqueuses et presque enfantines.
Ambiguïté et contraste entre sentiment d’irréalité et sérieux de la situation ne font que nous rappeler que les entraînements évoqués n’en demeurent pas moins réels. Car l’œuvre de Marcos Avila Forero ne cesse d’interpréter les symptômes avérés d’une actualité violente, souvent vécue par des communautés invisibles. Sa toute nouvelle série de photos argentiques Montañitas ZVTN témoigne de cette capacité à mettre en lumière, au sens propre comme figuré, les revendications étouffées, les luttes de longue haleine qui secouent le monde d’aujourd’hui : l’artiste tire le portrait en pied de couples de guerilleros colombiens à partir d’un dispositif singulier, qui détourne la poudre des balles, jusque là nécessaires à l’affrontement armé, pour éclairer la prise photographique. L’effet poétique est saisissant : gerbes d’étincelles éblouissantes, écriture de lumière qui rappelle les premiers temps de la photographie. Par ce choix, l’artiste met également en abyme des processus moins évidents concernant la réalité historique du conflit social en Colombie : pour une partie importante de la population, la seule façon de sortir de l’ombre de l’histoire, de l’obscurité de l’oubli, ce fut au travers de la lumière des balles. Pour ces portraits, Marcos Avila Forero choisit un cadrage précis, celui que l’on réserve aux portraits historiques, comme pour mieux souligner la légitimité de ces combattants, qui désormais font le pari de remplacer les balles par la participation politique. Encadrés par ces masses incandescentes, ces combattants renvoient une image particulièrement apaisante, où se lit peut-être la possibilité, dans l’esquisse d’un sourire, d’envisager la paix.
Les Choses qui vibrent : qu’englobe ce titre ? Peut-être le son, la lumière, l’être humain. Toute vibration induit le mouvement, celui qui en physique écarte les points d’un système de leur position d’équilibre pour mieux y revenir parfois. Vacillement doux ou violent tremblement, c’est un phénomène qui engage les corps en profondeur. Sous le signe de ce vibrato, gage d’une incarnation sensible, cette exposition formule l’hypothèse d’un art de la rencontre.
Éva Prouteau
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Notes
1 – Dans ce film, Pasolini livre dans le même mouvement son interprétation du mythe et sa vision de l’Afrique postcoloniale : un moment charnière et idéal où les sociétés anciennes et modernes coexistent. Comme une référence flottante, il inspire l’ensemble de l’exposition.
2 – Les célèbres ateliers d’oud ont toujours privilégié cette essence de bois, très présente dans la Ghouta orientale, fief rebelle désormais assiégé, à l’est de Damas. Aujourd’hui, ce bois est utilisé par les gens de la Ghouta pour se réchauffer, et immanquablement, il se raréfie. Les ateliers ferment massivement.
3 – Théâtre de l’opprimé, Éditions Maspéro, première parution en 1977.
Production
Œuvres
13 min 52 s
120 x 80 cm
500 x 300 x 100 cm
Prêt de la Fondation Hermès pour l’art contemporain
170 x 33 cm
5 min 28 s
Dimensions variables
Résidence liée
Biographie
Né en 1983 à Paris.
Vit et travaille entre Paris et Bogotà (Colombie).
L’artiste est représenté par la Galerie Dohyang Lee (Paris) et la ADN galeria (Barcelone).