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Exposition
La collecte, le détournement, le recyclage sont au cœur de la pratique de nombreux artistes contemporains. À travers l’utilisation d’objets naturels mêlés à des matériaux plus modernes ou des produits manufacturés, ils façonnent chacun à leur manière un univers peuplé de formes hybrides et qui tend, contre toute attente à l’équilibre.
Au sein de cette famille d’artistes, Vincent Ganivet et Séverine Hubard, réunis pour l’exposition du Grand Café, se distinguent par l’intérêt particulier qu’ils portent au matériau et aux logiques constructives.
Par les trajectoires aventureuses qu’ils empruntent, ils dérèglent un vocabulaire, une syntaxe savante et se jouent des échelles et des espaces. Délibérément, ils font un usage élémentaire de la technique pour laisser place à l’improvisation et l’ingéniosité du bricoleur. Ils créent ainsi des espaces éphémères à l’image d’un vaste chantier en suspens.
Séverine Hubard
Assemblage, collage, et déplacement, la gestuelle artistique de Séverine Hubard trouve son origine dans l’acte de construire. En lien continu avec le contexte dans lequel elle intervient, l’artiste concrétise souvent ses interventions sous la forme de structures éphémères faites de matériaux de récupération. Chutes de planches issues d’un magasin de bricolage, fenêtres, ou encore portes d’immeuble vouées à la destruction, les matériaux choisis par l’artiste renvoient à la ville et à la matérialité de ses bâtiments, terrain de prédilection de cette bouillonnante chercheuse.
La chasse à la matière première à laquelle se livre l’artiste célèbre le plaisir de la trouvaille. Véritable substance de l’œuvre, ces matériaux ont valeur de trophées. L’objet trouvé, répété, accumulé devient un stock qui, travaillé, formera un paysage familier et inédit à la fois, dans lequel les gestes simples de l’artiste restent toujours lisibles. Se dégage de cette diversité plastique une énergie franche doublée d’une poésie directe : en frondeuse bricoleuse, Séverine Hubard s’ingénie à inventer un vocabulaire primitif qui exprimerait au mieux l’esprit des villes et des zones péri urbaines que l’artiste affectionne particulièrement.
Un phare-métaphore, un volatile aux aguets, un rhizome de tuyaux qui envahit l’espace d’exposition et y installe de nouvelles circulations : la proposition de Séverine Hubard pour le Grand Café s’appuie sur le contexte nazairien pour évoquer une archéologie spontanée du présent industriel. L’esthétique est brute et enfantine à la fois, abolissant toute séparation entre l’art et la vie quotidienne.
Ludique et foisonnante, l’installation tient tout autant du labyrinthe que de l’usine à fluides ou d’un échiquier géant aux pions agrandis comme dans Alice aux pays des merveilles… Souvent, Séverine Hubard semble rejoindre l’univers burlesque de Jacques Tati (Playtime ou Mon oncle) et l’architecture populaire de Learning from Las Vegas de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour – ouvrage clé pour l’artiste. « Trente ans après la parution de leur livre, leurs méthodes me semblent toujours d’actualité : « étudier le paysage existant est pour un architecte une manière d’être révolutionnaire, pas à la manière trop évidente qui consisterait à détruire Paris et à le recommencer comme Le Corbusier le suggérait vers 1920, mais d’une manière plus tolérante » celle qui questionne notre façon de regarder ce qui nous entoure. »
En filigrane, l’art de Séverine Hubard porte également en lui une dimension critique sur nos manières de percevoir un lieu : avec la fantaisie comme arme, il trace les contours d’un univers tranquillement subversif, sans permis de construire.
Vincent Ganivet
Avec obstination et acuité, Vincent Ganivet déploie depuis une décennie des stratégies pour détourner le quotidien. À partir d’un vocabulaire plastique élémentaire, sa politique globale est celle du contre-emploi : sous ses doigts les gravats deviennent matière à paysages, les dégâts des eaux s’exposent, la poussière forme des constellations, les feux d’artifices se tirent en plein jour et les arches de parpaing s’envolent. De son expérience des chantiers, l’artiste a pris le goût des matériaux simples et modestes : ses œuvres font converger l’univers BTP (ses éléments bruts, sa charge constructive), les jeux modulaires (assemblage, empilement, tension et mise en équilibre) et la recherche du dépassement.
Cette transcendance des contraintes physiques est particulièrement sensible dans la série des Caténaires, ces vertiges de parpaing qu’il développe avec une extrême concentration portée sur le geste. Pour faire tenir ces arches autoportantes, Vincent Ganivet reprend la formule de la chaînette, une équation traditionnelle utilisée par Gaudí, et il y allie des techniques de construction ancestrales (cintres, leviers et pierre sèche) sur le mode intuitif du bricoleur passionné par la mécanique des forces. Pour mieux pousser le système dans ses retranchements, l’artiste élève toujours plus haut ses trajectoires, les distord ou les précarise jusqu’à éprouver les limites : en 2011, à la Kunsthalle de Karlsruhe, une sculpture à cinq pieds et clef de voûte s’effondre pendant l’exposition. S’il intègre l’échec comme partie intégrante de sa recherche, Vincent Ganivet préfère toutefois caresser la tension des bords de précipice plutôt que d’expérimenter les chutes : et avec finesse, continuer à défier les lois de la pesanteur à l’aide du seul matériau nu, sans aucun trucage.
Pour le Grand Café, l’artiste expose la pièce Caténaires vrillées, deux arches autoportantes qui croisent leurs courbes graciles et aériennes en torsion sur elles-mêmes. Réflexion sur l’espace et sa perception, dialogue avec l’histoire de l’architecture, la sculpture fascine surtout par sa dynamique dialectique (stable/instable, pesante/élancée, vulgaire/délicate) et sa manière de capter l’espace autour d’elle, de le mettre sous tension. En contrepoint formel et écho de courbes, l’artiste réactive Ronds de fumée, une œuvre protocolaire conçue en 2008, qui s’adapte à l’espace. À l’aide de récipients usuels de forme circulaire, Vincent Ganivet étouffe l’émanation de fumigènes contre le mur de la salle d’exposition. À la fois combustion et projection chromatique, le protocole porte en lui les connotations de l’accident pyrotechnique et de la cérémonie populaire. Fresque de confettis embrasés, ces Ronds de fumée condensent bien l’esprit de l’œuvre : l’impact d’un geste, bricolé et merveilleux.
Éva Prouteau