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L’Échappée belle, Éléonore False, Aurélie Pétrel, Pétrel ǀ Roumagnac (duo), 2019
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Eclaircies
Exposition
Dans un monde où l’expérience de l’image passe désormais par l’écran et les canaux numériques, l’exposition L’Échappée belle présente en parallèle le travail de deux artistes qui remettent en jeu les potentiels de l’image imprimée ou photographique.
En multipliant les points de vue, les collages et les superpositions, Éléonore False et Aurélie Pétrel créent de nouvelles situations visuelles aux perceptions multiples, qui engagent le spectateur dans une lecture physique et directe des œuvres. Les images intangibles qu’elles produisent, en solo ou en duo, naissent d’un processus inachevé de transformation qui provoque à terme une sensation de trouble. L’image apparaît et disparaît. Dans le travail d’Aurélie Pétrel, les ellipses visuelles – tout comme la mise en réserve dramaturgique des images qu’elle pratique avec Vincent Roumagnac – trouvent un écho aux œuvres d’Éléonore False, où la réserve s’envisage comme une source inépuisable de signes, portée à la vue des spectateurs.
Par effet de rebonds, Éléonore False et Aurélie Pétrel convient le spectateur à une excursion mentale. Les œuvres deviennent les éléments déclencheurs d’une trame narrative et activent l’imaginaire. Chacune à leur manière, elles se détachent du rôle de représentation du réel et du récit, qui est assigné conventionnellement aux images. Les expériences qu’elles convoquent invitent à L’Échappée belle, au-delà du point de fuite habituel.
Éléonore False et Aurélie Pétrel rendent visible les processus de genèse et de croissance qui donnent naissance aux formes. Elles enchevêtrent des temporalités différées : des formes qui mutent, des étapes de travail, des mises en abyme ou des reconfigurations, qui se déploient dans un champ de forces et font advenir l’image comme un vecteur mouvant.
Finalement, le passage de l’image du plan au volume, les jeux d’éclatements et le séquençage sont autant de stratégies déployées par les deux artistes, au service d’une réflexion joueuse et poétique sur la mutabilité des images, leur actualité ou leur potentiel à ouvrir sur des réalités indéfinies.
ÉLÉONORE FALSE
Rez-de-chaussée / Petite salle
Éléonore False écrit en images qu’elle compulse, accumule et découpe. C’est l’image imprimée qui retient particulièrement son attention. Sa méthode de recherche est intuitive et aléatoire, et ses sources diverses quoique concentrées plutôt sur les années 70 et 80 : livres sur la danse et sur la nature, imprimés scientifiques et imagerie médicale, catalogues d’art et d’histoire, avec un faible pour les objets anciens et les parures d’ornement. Longtemps, seules les images ont arrêté son regard : aujourd’hui, elle prend aussi en compte certains titres, textes et graphiques, comme vecteurs d’échos et de résonance aux fragments visuels qui structurent ses installations. Ces dernières procèdent de plusieurs étapes de montage et d’assemblage : à partir de sa collecte d’images, toutes traitées fragmentairement et combinées, l’artiste instaure un nouvel ordre imaginaire, animé d’une logique organique propre. À Saint-Nazaire, avec un bel ensemble de productions inédites, l’artiste explore différents phénomènes de remédiation1, de passages d’un médium et/ou média à un autre, d’une forme imprimée à une autre, de l’espace d’un livre à l’espace d’exposition.
Spatialisées à différentes échelles, les images d’Éléonore False quittent la planéité de la page pour épouser les murs et le sol, changer de taille et devenir volume, comme Z et z, les deux sculptures zèbres présentées dans la petite salle. Elles évoquent deux étapes de croissance différentes et jouent graphiquement sur un effet cinétique qui troublent la vision. Sans référent visuel, les images devenues motifs, se détachent d’un savoir unique et se donnent à voir avec fantaisie comme autant d’hypothèses de lecture.
Rez-de-chaussée / Grande salle
Dans la grande salle du rez-de-chaussée du Grand Café, à même les murs, l’artiste met en espace certains extraits d’un ouvrage de vulgarisation scientifique2 : agrandies à l’échelle de l’architecture, les pages n’arborent plus aucun visuel ni corps de texte. Les emplacements évidés par l’artiste restent perceptibles par leurs absences et rendent vivant l’ensemble. Demeurent des diagrammes géométriques qui viennent traduire ces phénomènes naturels en structures stables. L’ensemble, que vient clore la pagination incomplète est appliqué aux murs sous forme de découpes vinyliques : les caractères et les schémas vacillent, leurs contours amollis attestant peut-être du trouble qui les travaillent, libérés de leur fonction référentielle première. L’empreinte d’Éléonore False se révèle dans cet alanguissement typographique : aux matériaux imprimés qu’elle sélectionne, elle construit un montage temporel et attribue de nouvelles modalités d’apparition, multipliant les variations et basculements d’échelle, ici trop petit ou ailleurs trop grand, voyant clair ou voyant flou, le spectateur doit fournir un effort de mise au point en vain.
Ces montages mettent en scène des corps composites, des registres d’images divers qui font coïncider règne végétal et minéralité, motif animalier et anthropomorphisme. L’imaginaire s’épanouit ici suivant des associations transversales, des univers multiples, des couplages analogiques et des textures ambigües. Dans ce jeu des traversées, l’artiste privilégie toujours la légèreté du fragment, qui préserve le mystère de ces corps et leur qualité indéniablement chorégraphique.
L’artiste installe également des objets, comme Too Far Forward, composé d’un confident en osier – double fauteuil en forme de « s » – qu’elle a fait fabriquer et d’un papier peint qui se déroule du mur jusqu’au sol. Le tissage du matériau composant cette assise, allié au morcellement du cercle chromatique dans le visuel créent une vibration optique et une sensation de mouvement. Entre motifs tramés des images et moirage de l’objet, un jeu optique s’établit, des surfaces se creusent et la forme se déploie dans un espace mental. Formée au design textile et proche des arts décoratifs, Éléonore False s’intéresse de près aux procédés empruntés à l’artisanat. Tout comme la vannerie, l’artiste évoque la verrerie en dispersant dans l’espace deux verres soufflés associés à une carafe d’eau et à un plateau. Dépourvus de leur usage premier et accrochés de manière précaire, ces assemblages d’objets convoquent une expérience différente. Ici, la découpe à chaud du verre par l’artisan fait image : celui d’un geste.
Enfin, au milieu de la salle, l’artiste dispose un collage imprimé sur dibond recto-verso : une sensation précaire se dégage de l’objet en élévation, qui propose un jeu entre la composition d’une image et son verso hasardeux, fragments issus de textes malmenés, incisés, dont le contenu sémantique équivaut n’importe quelle matière visuelle. Si l’idée de volume et d’anamorphose affleure souvent dans les productions d’Éléonore False, elle ne se départit jamais de son contraire – la planéité qui s’étire, la stratification des images bidimensionnelles plutôt que la 3D concrétisée. Le spectateur se retrouve alors face à un vaste réseau de correspondances, qui autorise une navigation inventive, une lecture feuilletée, un cheminement mental pas très éloigné de la navigation hypertextuelle de l’ère internet, sauf qu’ici l’écran ne joue aucun rôle dans la matérialisation des images. L’équilibre fragile de cette installation tient à ce qu’elle rend l’image intelligible autrement : si certains référents sont identifiables (un fragment de fleur ou d’aile de papillon, un dessin médical, une étude cellulaire), Éléonore False s’attache davantage à un autre pouvoir de captation, plus insaisissable et plus onirique. Faisant confiance à l’aléatoire de l’œil, aux rapprochements sensoriels ténus d’une vision déployée dans l’espace d’exposition, où le corps du visiteur lui-même participe du processus de montage, l’artiste révèle l’image par son « espace du dedans3 ».
Notes
1 – L’expression est de Jérôme Dupeyrat, qui cite lui-même Jay David Bolter avec son ouvrage Remediation : understanding new media, publié en 1998. Bolter analyse le passage d’un medium à l’autre dans le travail d’un artiste : ce passage ne pose pas la question du remplacement d’un médium par un autre, mais qui atteste le plus souvent d’une logique plurimédiale.
2 – Il s’agit de l’ouvrage de Peter Stevens, Les Formes dans la nature, passionnant ouvrage qui compare les bulles de savon à l’écaille de la tortue, les éclaboussures de lait aux galaxies, la spirale d’un coquillage aux vrilles bifides de la vigne, qui passe de l’empilement des grains du maïs à la dérive des continents et de la carapace du crabe aux dômes de l’architecture moderne — tout cela pour mieux révéler les structures fondamentales à l’oeuvre dans la nature.
3 – Henri Michaux, L’Espace du dedans, Gallimard, Paris, 1944
AURÉLIE PÉTREL
Étage
Photographique, l’œuvre d’Aurélie Pétrel déploie un fort potentiel de correspondance avec d’autres champs artistiques, parmi lesquels l’installation et l’architecture. Concentrée sur l’expérience du regard, l’artiste mène un délicat travail d’analyse, de compréhension et d’appréhension des images. De facto, les images d’Aurélie Pétrel ne sont jamais frontales : elles reposent sur des principes de boucles temporelles et historiques, de lisibilité et d’effacement. Rétives, ses œuvres captent l’attention précisément par les effets de seuil qu’elles contiennent, et suggèrent une aventure du regard, du réel vers l’abstraction latente qu’elles libèrent, de l’oblitération vers la révélation d’une dimension éblouie.
Au Grand Café, Aurélie Pétrel présente de rêves, pièce photo-scénique n°1, acte IV, un projet mené en duo avec le metteur en scène Vincent Roumagnac avec qui elle collabore depuis plusieurs années. Les deux pratiques (solo & duo) sont très distinctes, quoiqu’elles se nourrissent l’une de l’autre. Le duo Pétrel I Roumagnac conçoit spécifiquement des formes en équilibre entre le scénique et le photographique, qui interrogent les conditions de visibilité publiques et sont soumises à protocoles d’activations et temporalités multiples.
À l’étage du centre d’art, le duo imagine la quatrième itération de leur pièce photo-scénique inspirée du Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare : dans une forêt étrange, un peu magique, le temps d’une nuit d’été ensorcelante qui ressemble à un rêve, le dramaturge anglais multiplie les scènes d’amour, les ébats transgressifs et les chassés-croisés. Cette sensualité forestière a fourni la matière d’une réécriture : en compagnie de l’artiste suisse Nagi Gianni (qui a conçu des masques) et du chorégraphe finlandais Simo Kellokumpu, Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac ont traduit en scènes et en photographies la pièce shakespearienne in extenso, dans une adaptation libre. Dans cette pièce où tout est métamorphose, la question de la transformation et de la reconfiguration est cruciale. À Saint-Nazaire, le public pourra découvrir au fil des semaines cinq activations de cette mise en scène. Sous un éclairage surjoué, la scène devient le théâtre de multiples circulations et superpositions de matières : des masques, des végétaux, de fausses fourrures, et de nombreux supports d’impression photographique peu classiques, parmi lesquels du bois, du plâtre, de la terre, du papier mâché ou deux lentilles de verre. En incitant le visiteur à revenir, le duo dés-intensifie la représentation théâtrale habituelle et invite à une fragmentation de la narration et de l’attention.
Dans ce théâtre d’objets, les images morcelées l’emportent et rien est stationnaire. En regard de la scène, le storage, à savoir les éléments qui n’ont pas été utilisés mais le seront ultérieurement, reste à vue : comme un réservoir de différents éléments en sommeil. de rêves se révèle ainsi en dormance, entre deux mues et dans le potentiel de sa reconfiguration à venir.
Entre scène théâtrale et installation, Pétrel l Roumagnac (duo) se fraye un espace où tout est signifiant, et où sans être trop bavards, les éléments en présence rendent pourtant perceptible la comédie shakespearienne. Quand est-ce que l’œuvre a lieu ? C’est dans ce questionnement sur le temps de visibilité de l’œuvre, ici réinsérée dans le présent et pourtant perpétuellement différée, que se croisent Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac.
Suspendue dans une temporalité différente, Aurélie Pétrel propose en vis-à-vis une œuvre autonome et complémentaire à de rêves. Affranchie du sol, le diptyque qu’elle conçoit pour Saint-Nazaire fait écho à ses premières expérimentations sur les conditions de productions techniques de la matière photographique : adepte des transparences et des reflets, elle déploie souvent ses dispositifs à partir de plaques photographiques, le verre renvoyant d’une part à la naissance de l’image négative, et lui permettant d’autre part d’introduire des jeux de perception et de matérialité.
Ici, Aurélie Pétrel choisit d’exposer les premières étapes des recherches photographiques qui l’occupent actuellement. Depuis les années 2000, elle oriente sa pratique autour de nœuds géographiques et notamment de grandes villes emblématiques : New York, Montréal, Tokyo, Shanghai, Berlin, Paris, Genève. Plus récemment, elle opère sur un nouveau terrain qui pourrait constituer la clé de voûte de ses autres points d’ancrage : Beyrouth, au cœur des enjeux géopolitiques les plus actuels. En immersion sur place, Aurélie Pétrel s’est plongée dans l’histoire de la ville à partir d’une collection amateur d’archives photographiques, qu’elle re-photographie pour en extraire ses propres séries. Deux prises de vue extraites de ce corpus sont présentées au Grand Café : la première met en scène une plaque photographique datée des années 1920-1930, issue d’un studio de photo professionnel syrien. C’est un portrait assis, de face, avec les bras sur les genoux, qui a initialement été colorisé au niveau du visage et des avant-bras. Il a retenu l’attention de l’artiste en raison d’un détail violent : son visage, comme d’autres visages de ce fonds photographique, a été raturé, censuré, oblitéré. Si Aurélie Pétrel accueille cette attaque de l’image et la retient comme punctum1 décisif, elle ne la souligne pas pour autant, au contraire sa prise de vue emmène sciemment vers une abstraction du matériau originel, entre surface aux reflets métalliques, douceur matiériste presque picturale et transparence énigmatique.
La seconde image est une mise en situation : sur un parking de Beyrouth, l’artiste a photographié des ratures prélevées sur ces plaques du siècle dernier et repeintes à l’aérosol sur format Grand Aigle2. En écho aux tensions palpables que l’artiste a ressenti sur place, le geste de rature prend des allures de tag revendicatif. L’image se déploie sur une plaque de verre brisée, enserrée entre deux autres surfaces vitrées. Aurélie Pétrel dévoile ici un scénario stratifié, où se promener et condenser librement une diversité (perceptuelle, conceptuelle) en une seule entité. Dans la lumière naturelle qui traverse l’image diffractée et transparente se dévoile un univers troublant, défini par des focales qui se recomposent en permanence.
Là encore, l’image fonctionne comme une enquête à la lisière du visible : elle traduit la circulation du regard si essentielle dans le travail d’Aurélie Pétrel, son appétence à passer d’un espace à un autre, et à programmer le jeu d’une profonde manipulation spatio-temporelle, à base d’imbrications de réalités et de correspondances sensibles. Ainsi, l’œuvre en suspens peut se lire comme « une somme de procédures ; à la forme, elle préfère la mise en relation, à l’univocité, l’entremêlement de significations laissées à la conceptualisation de l’observateur3 ». Là encore, l’artiste nous convie à une sorte d’excursion mentale, entre le support et la surface, l’incise graphique et la topographie, le mystère de l’image et son élucidation.
Notes
1 – Une notion énoncée par Roland Barthes dans La Chambre claire (1980) : « punctum c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point. »
2 – 75 × 106 cm
3 – Extrait du texte d’Emmanuelle Chiappone-Piriou et Aurélien Vernant, L’art et la manière : vers une architectonique de l’image située. Monographie d’Aurélie Pétrel, Exagraphie, aux éditions ExposerPublier, à paraître prochainement.
Introduction : Le Grand Café – centre d’art contemporain
Texte sur Eléonore False : Éva Prouteau, critique d’art et Le Grand Café – centre d’art contemporain
Texte Étage sur Aurélie Pétrel : Éva Prouteau
Production
Œuvres
50 x 130 x 70 cm
Impression jet d’encre sur papier
340 x 370 cm
Réalisé avec le soutien de la Fondation Nationale des Arts Graphiques et Plastiques
30 x 15 x 25 cm
Réalisé avec le CIAV Meisenthal (Centre International d’Art Verrier) et la Synagogue de Delme
36 x 36 x 10 cm
Réalisé avec le CIAV Meisenthal (Centre International d’Art Verrier) et la Synagogue de Delme
Dimensions variables
Courtesy de la galerie Valeria Cetraro, Paris
Biographies
Aurélie Pétrel
Née en 1980.
Vit et travaille à Paris, Romme (France) et Genève (Suisse)
L’artiste est représentée par les galeries Ceysson & Bénétière (Paris) et Gowen Contemporary (Genève)
site de la galerie
site personnel
Pétrel | Roumagnac (duo)
Vincent Roumagnac est né en 1973. Il vit et travaille entre Helsinki et Paris.
Le duo est représenté par la galerie Valeria Cetraro (Paris).
site de la galerie