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Distance, Jeppe Hein, 2014
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Eclaircies
Exposition
Centrale dans l’œuvre de Jeppe Hein, la notion de jeu révèle une approche ambiguë : les sculptures et les installations de l’artiste n’emprunteraient-elles pas la voie ludique pour mieux déstabiliser le spectateur ?
Au premier regard, elles semblent affiliées aux grands enjeux du cinétisme : le mouvement et la mise en partage, l’événement plastique et le spectaculaire, l’action et la réaction. Pourtant, leur impact s’avère vite plus retors qu’il n’y paraît, et questionne autant la place du public que la définition même de spectacle.
Fidèle à certaines formes (sphères, cubes, labyrinthes) et matériaux (acier, miroir, eau) qui reviennent de manière récurrente dans sa pratique, Jeppe Hein s’inscrit aussi dans l’héritage minimaliste. Il affectionne par ailleurs les capteurs de présence, éléments technologiques dont il apprécie la magie discrète.
Selon l’absence ou la présence du public, les installations de l’artiste s’activent, ou au contraire se dérobent : une sculpture-fontaine cesse de jaillir à l’approche du spectateur, incité dès lors à pénétrer au centre de l’oeuvre, ce qui ravive immédiatement le mur d’eau, cernant ainsi le public surpris (Space in Action/ Action in Space, 2002).
L’expérience se révèle parfois plus périlleuse : une boule d’acier se met en branle, et bouleverse tout sur son passage dès qu’un visiteur pénètre dans le lieu d’exposition (360° Presence, 2002) ou se calme s’il part… Dans Changing Space (2003), l’artiste fait à nouveau rimer prestidigitation et déséquilibre : ici ce sont les murs de l’espace d’exposition qui se meuvent avec lenteur pour se refermer comme un piège sur le public. Autant d’œuvres où les codes formels (du minimalisme, du cinétisme, du participatif…) s’unissent pour déjouer les attentes.
Ainsi, telle que l’exprime Jeppe Hein, la dimension participative est étrangère à toute démagogie : il ne flatte pas son public. Certes, il place le visiteur au cœur du déclenchement interactif, souvent joyeux et mystérieux, mais ne lui donne jamais l’illusion d’être associé davantage au geste artistique.
Quant à la réception purement récréative de l’œuvre, Jeppe Hein s’en défie : si ses installations donnent indubitablement du plaisir, elles engagent aussi un dialogue exigeant avec l’histoire de l’art et de l’architecture.
De fait, l’œuvre se lit volontiers comme une entreprise critique aux accents chahuteurs : l’artiste secoue le cube de Robert Morris, Donald Judd ou Tony Smith (The Shaking Cube, The Walking Cube ou The Burning Cube, en 2004 et 2005), revisite les Labyrinthes de Dan Graham (Simplified Mirors Labyrinths, 2005), ou égratigne avec humour les utopies publiques du GRAV (No Presence, 2003).
Pour l’espace monumental du LiFE, l’artiste imagine une nouvelle édition de son installation Distance. Sur une forêt de fins piliers de métal se déploie un immense circuit conçu comme une composition graphique : lignes arabesques, spirales et imbrications nodales portent le parcours d’une centaine de balles blanches, au ras du sol ou très haut dans les airs. Un capteur infrarouge détecte l’arrivée de chaque visiteur et déclenche la propulsion d’une balle, qui traverse alors ce vaste paysage visuel et sonore.
Incitation à explorer l’espace, l’ensemble puise à différentes sources : l’imaginaire industriel primitif resurgit, des machines de Fritz Lang dans Metropolis aux assemblages de Tinguely, du rêve métallique d’Eiffel à l’Atomium de l’Expo 58 ; l’univers forain est également sensible, celui des montagnes russes et des flippers, mais aussi celui du cirque de Calder.
Au-delà de ces référents qui disent l’émotion procurée par ces machines aux mécanismes merveilleux, Distance joue avec l’espace (souplement étiré, plié et déployé) et le temps de la trajectoire, qui s’accélère en percées de vitesse à certains endroits du circuit, puis ralentit jusqu’à frôler l’immobilisme. Un parcours tout en équilibre, en suspens, et en invitation contemplative.
Éva Prouteau