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Montage : Yoann Le Claire
Entretien : Amélie Evrard
Des volumes et des vides, Krijn De Koning, 2018
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Eclaircies
Exposition
« De cette manière, nous dit-on, l’imaginaire se déploie circulairement, par détours et retours le long d’un sujet vide »
Roland Barthes, L’empire des signes.
« Chambres à voir : construire le lieu où voir a lieu. »
Georges Didi-Huberman, L’Homme qui marchait dans la couleur.
Au fil de ses expositions en France et à l’étranger, Krijn de Koning se démarque par une production sculpturale qui entre en parfaite adéquation avec les sites qu’il investit : en permanente négociation avec l’identité spécifique de ces lieux, il parvient à construire une forme qui s’apparente à un brouillage des perspectives et des frontières. Qu’il s’immisce dans un espace urbain ou un paysage, un site industriel ou une architecture patrimoniale, un centre d’art ou un musée, il met en œuvre la possibilité d’une expérience physique, la compréhension d’un environnement par le corps.
Action vérité
Sa méthodologie préparatoire est relativement stable : il arpente l’espace, l’annote, ressent ses points de force et ses faiblesses, la texture de sa peau, ses volumes. Lui qui se définit comme dessinateur réalise alors un grand nombre de croquis et traduit son projet par une maquette. Invité à Saint-Nazaire à envisager l’architecture de la base des sous-marins et sa perception, Krijn de Koning a travaillé selon ces mêmes modalités, et il a dressé un premier constat : si la base est architecturalement fascinante, porteuse d’une ambiguïté stimulante, le LiFE ne l’est pas. Tout à coup, la base s’oublie, et l’espace se réduit à une boîte révélée en un seul regard, un trou, un vide. Dans cet immense volume, la réhabilitation aurait-elle contribué à amoindrir la puissance architecturale originelle, à déconnecter le fragment de son tout ? À partir de cette observation, l’artiste choisit d’explorer la question de la vérité de cet espace, de jouer avec une forme de fiction requalifiante, et d’inviter le public à une performance déambulatoire.
Passage
Cette installation monumentale commence à l’extérieur du LiFE, dès la rue intérieure de la base des sous-marins : Krijn de Koning bouscule la perception habituelle en créant un couloir d’accès, qui rappelle les trajets parcourus dans les grands cinémas avant d’entrer en salle. Le voyage qui va suivre n’est pas guidé : plusieurs parcours possibles s’offrent au visiteur, qui s’arriment à des éléments fonctionnels pour créer du rythme, et donner la mesure de l’espace : fenêtres, escaliers, portes, passages, percées, couloirs… Parfois le sol se surélève, le plafond se découvre, un ponton fragilise l’équilibre, une ouverture oriente le point de vue sur la structure elle-même, ou sur l’extérieur de cette dernière, laissé à l’état brut : autant de stratégies qui stimulent le regard critique et le corps en mouvement, projeté dans cet univers aux accents piranésiens. « Qu’une œuvre invite son public au passage, l’histoire de l’art pourra renvoyer à la Porte (1915) de Brancusi pour marquer l’une des origines possibles de la problématique. (…) L’objectif de Krijn de Koning est de réaliser une œuvre dont le mode principal d’appréhension est le passage1. »
Le temps est une personne
Krijn de Koning se réfère souvent aux Avant-gardes, à Mondrian, à la modernité russe, au minimalisme et à Gordon Matta-Clark. Mais l’une de ses plus grandes influences demeure sans doute celle de Daniel Buren, qui fut son professeur à l’Institut des hautes études en arts plastiques (Iheap) à Paris pendant deux ans. Ces deux artistes de l’in situ partagent le désir de transmettre une intensité de perception qui passe par la lumière, les proportions, l’interaction avec le lieu, ses usages et ses perspectives. Ces sculpteurs d’espace sollicitent la promenade, le cheminement : avec Des volumes et des vides, Krijn de Koning fait aussi la démonstration qu’il sait sculpter le temps, proche en cela d’un Lewis Caroll pour qui le merveilleux est toujours relié au métaphysique. Au Pays des merveilles, « le temps est une personne » qui peut faire faire aux pendules ce qu’il lui plaît. Quant à l’espace carollien, il se déforme sans arrêt, se plie et se déplie comme dans un rêve. Par son pouvoir presque magique à métamorphoser un environnement, l’œuvre de Krijn de Koning oscille pareillement en équilibre entre le monde réel et le monde merveilleux : elle est « fable de cheminement2 ».
Partitions colorées
Pour reconfigurer notre rapport au temps et à l’espace, le modus operandi de l’artiste demeure intimement lié à l’utilisation de la couleur comme vecteur d’amplification sensible, capable de virtualiser les surfaces et de moduler les atmosphères. D’une pièce à l’autre, les couleurs orchestrent des continuités et des ruptures de rythme, elles pimentent un jeu qui se situerait au croisement de la sculpture, de l’architecture et de la peinture. L’artiste a longtemps privilégié les couleurs primaires héritées du modernisme : aujourd’hui, sa palette est plus complexe, et de plus en plus intuitive, car il n’y a pas chez lui de théorie mais une pratique de la couleur. Dans la première et la dernière salle, il privilégie l’option réaliste, avec murs blancs et sol en parquet. Partout ailleurs, les couleurs explosent en aplats francs, instruments ductiles pour voir autrement. Ces espaces picturalisés sont éclairés par des tubes fluorescents, de l’intérieur. A contrario, partout autour de la sculpture, le volume architectural baigne dans la pénombre.
Géométrie intime
L’homme et l’architecture s’affectent l’un l’autre. À la recherche d’une délimitation de soi, la psychanalyse a souvent montré à quel point cette délimitation s’incarne dans nos espaces de vie. Tour à tour terrain de jeux, maison, scène de théâtre, instrument de vision ou laboratoire, la sculpture de Krijn de Koning rêve justement de multiplier les surfaces de contact avec la vie qui le traverse. L’artiste en parle comme d’un vaste organisme, où chaque pièce serait la métaphore d’une fonction physiologique précise, reliée à l’ensemble : ce vaste corps, miroir de notre propre constitution, aurait-il pour mission de digérer l’espace ? Il renseigne en tous cas sur un leitmotiv qui traverse l’ensemble de l’œuvre de Krijn de Koning : brouiller les notions d’intériorité et d’extériorité, fantasmer un espace réversible où pourrait « s’exprimer la totalité du moi-monde3 ».
Fragments de réel
Au gré de la distribution des pièces, apparaissent à deux reprises des inserts directement empruntés au réel du contexte nazairien : un abri militaire et une cabane aux allures de fragments architecturaux abandonnés dans ce lieu d’histoire. Comment la réalité et ses clichés viennent-ils perturber la dimension fictionnelle de cette sculpture, et inversement ? Principes réflexifs, ces forces en présence prolongent l’entreprise de déconditionnement du regard menée par Krijn de Koning, toujours en quête de nouveaux passages physiques et émotionnels entre différents états de conscience, entre différentes temporalités, entre différents volumes et vides.
Éva Prouteau
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Notes
1 – Michel Gauthier, Krijn de Koning, le passage à l’œuvre, in Pratiques – réflexions sur l’art n°8, 2000.
2 – Extrait de Georges Didi-Huberman, L’Homme qui marchait dans la couleur, Éditions de Minuit, 2001.
3 – Extrait de Thomas Clerc, Intérieur, Gallimard, 2013 ; où l’auteur justifie sa collection de Que sais-je, « qui s’explique par ma conception de la littérature, chargée d’exprimer la totalité du moi-monde » .