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Exposition
À l’invitation du Grand Café, l’exposition Contre-Vents raconte un chapitre de l’histoire sociale et politique de la Bretagne et de l’Ouest français, en s’intéressant à des formes d’actions qui se sont manifestées dans des luttes et des contre-cultures1 autour de Saint-Nazaire, de 1968 à aujourd’hui. À partir de documents variés issus – entre autres – de la création graphique, cinématographique ou littéraire, l’exposition apportera un point de vue inédit sur les liens entre geste artistique et action militante.
L’image de l’étudiant parisien de Mai 68 lançant des pavés a fini par se confondre avec un mouvement qui bloqua la France entière, recouvrant les répercussions des « événements » sur d’autres terrains géographiques et sociaux, moins visibles médiatiquement. On sait pourtant que Mai 68 a produit des formes de luttes et de solidarités dans les milieux ouvriers et les zones rurales, générant des expériences politiques, culturelles et artistiques qui aujourd’hui encore représentent des points aveugles de l’Histoire. Dans l’Ouest de la France particulièrement, l’industrialisation de l’agriculture, la précarisation des conditions de travail dans le monde ouvrier, les projets de transformation autoritaire du territoire et la pollution environnementale à grande échelle sont des préoccupations constantes et urgentes dans les années 1970, dans un moment de « modernisation » technocratique du territoire. L’une des particularités de ces luttes de terrain, qui naissent dans un climat de revendications identitaires associées aux luttes de décolonisation, est de connecter de manière systématique l’ici et l’ailleurs, le proche et le lointain, dans une convergence des colères et des espoirs.
Des actions de collectivisations des terres au début des années 1970 jusqu’à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, des expériences théâtrales collectives d’Armand Gatti à l’autogestion du Lycée expérimental de Saint-Nazaire, du cinéma de lutte du collectif Torr E Benn aux films de grève de René Vautier, ce projet dessine une cartographie inédite et invente des filiations qui manifestent un certain esprit des lieux et des temps.
Une exposition en circuit court
Un des points de départ de ce projet est une exposition organisée en 2017 à la Maison rouge, Fondation Antoine de Galbert à Paris, et intitulée L’esprit français. Contre-cultures 1969-1989, qui proposait une vision inédite et spéculative des contre-cultures en France, mais aussi « à la française » dont se dégageait une humeur critique, désespérée, irrévérencieuse et contestataire à travers la convocation de centaines d’œuvres, films et documents, représentant autant d’idées et de pratiques singulières. Une nécessité de revisiter des expériences du passé parfois oubliées dans le but d’instruire et d’activer les pensées et les énergies du présent. Une des limites conscientes de ce projet était son caractère centralisé (et pour tout dire assez parisien), malgré quelques passionnants élargissements régionaux2. Cette centralité « fatale » incombait à certaines limites de nos recherches et connaissances, mais reflétait également la manière dont ce pays se représente. Dès lors, nous nous étions promis que la suite logique de cette recherche consisterait à développer une investigation « déparisianisée », mais aussi moins urbaine, de ces mouvements contre-culturels. L’invitation du Grand Café a constitué cette opportunité, saisie avec l’envie de travailler prioritairement avec ce que nous trouverions sur place, en rayonnant à partir de la ville de Saint-Nazaire, en Bretagne et en Loire-Atlantique.
Nous avons démarré à partir de quelques intuitions, en faisant ressurgir des récits de proximité et en observant les formes diverses qu’ont pu prendre des positions critiques alternatives aux modèles dominants dans cette zone depuis 1968. Ce principe d’une exposition construite en « circuit court », qui va chercher au plus près du lieu d’exposition les sujets qui viendront créer un propos dans l’espace, est un parti pris écologique qui fait sens ici. Force est de constater qu’il a fonctionné au-delà de nos espérances.
Généalogie de la contre-(agri)culture
Une autre motivation de ce projet était la volonté d’établir une généalogie des luttes rurales en France, en traçant un arc temporel entre l’écho de Mai 68 tangible dans le film La Parcelle de Jacques Loiseleux (1971), qui documente une lutte pour la collectivisation de terres, et la Zone à Défendre (ZAD), une des utopies concrètes les plus emblématiques de ces dernières années. Soit, géographiquement, entre Avessac et Notre-Dame-des-Landes, qui se trouvent à quelques kilomètres l’une de l’autre. Heureuse coïncidence ? C’est plus probablement, comme l’explique la sociologue chercheuse Élise Roullaud3, à propos de la constitution d’une autonomie paysanne en lutte contre les structures politiques et professionnelles nationales, que « la Loire-Atlantique est à la pointe de ce mouvement contestataire ». De fait, dans cet espace largement rural, paupérisé et délaissé des politiques nationales, de jeunes agriculteurs politisés contestent les nouveaux modèles industriels proposés à l’époque, voire plutôt imposés avec les conséquences sociales et écologiques que l’on mesure aujourd’hui, tout en proposant des modèles alternatifs concrets. Un mélange de résistance idéologique et de construction collective qui fait, que, ajoute la sociologue « À cette période, la Loire-Atlantique est la scène de rapprochements entre ouvriers, étudiants et paysans ». Dont acte.
De fait, si les grèves et les luttes sociales abondent partout en France à cette période, c’est en Bretagne que les intrications entre ces différentes catégories sociales sont les plus impressionnantes, liées par une identité culturelle et un attachement territorial profond. Après l’éphémère acmé qu’a constitué le « moment 68 » en France mais aussi dans le monde, on constate ici une convergence de luttes qui s’ancre de manière plus concrète dans des expériences minoritaires, plus incarnées que les mouvements idéologiques médiatiques de l’époque. Des micro-politiques de terrain qui relocalisent des changements de paradigmes mondiaux, tels que les luttes de décolonisation et l’émergence d’un monde multipolaire, revalorisant la notion de « minorité ».
Formes de lutte et lutte de formes
Dans cette perspective, Les Canards qui volaient contre le vent, projet développé par Armand Gatti à Saint-Nazaire en 1976-1977 qui est au cœur de l’exposition Contre-Vents, constitue une fusion emblématique et un contre-asile utopique connectant la grande histoire, l’actualité et la réalité locale. Invité par le directeur de la MJEP de Saint-Nazaire (Maison des Jeunes et de l’Education Permanente) Gilles Durupt, avec la complicité de Gabriel Cohn-Bendit, enseignant et futur fondateur du Lycée expérimental de Saint-Nazaire, l’auteur et metteur en scène Armand Gatti débarque dans la ville pour y installer sa « tribu » (avec entre autres Stéphane Gatti, Véronique de Bellefroid, Helene Châtelain, Jean-Jacques Hocquard, Luc et Jean-Pierre Dardenne, Gilles Lacombe, Michel Séonnet, Jean-Pierre Duret, Gérard Raynal…) et travailler autour de la question de l’internement psychiatrique des dissidents soviétiques en URSS. Un programme subversif dans une ville « socialiste », alors que les partis de gauche sont dans la perspective d’une union nationale autour du fameux « programme commun ». Pièces de théâtre, ateliers d’écriture, débats, actions dans les écoles et les IUT, au sein des chantiers navals et auprès de groupes paysans… Une énergie magnétique qui attire naturellement de nombreuses initiatives et enjeux locaux : des témoignages d’ouvriers immigrés des chantiers navals aux agriculteurs écrivant une pièce de théâtre sur la disparition des paysans dans la campagne alentour. De ce projet de quelques mois, qui s’acheva prématurément non sans avoir créé quelques désordres, ni manqué d’échos internationaux, il ne reste que de magnifiques affiches sérigraphiées aussi lyriques que politiques, quelques films et photographies, mais surtout la mémoire encore vivace de nombreux et nombreuses témoin.e.s et participant.e.s. Et, peut-être, les prémisses d’une politique culturelle municipale que cette expérience en surrégime a excité.
Coïncidence ? Une autre figure libertaire, le cinéaste anticolonial et antiraciste René Vautier, de retour en Bretagne après sa période algérienne du côté de la révolution décoloniale, réside dans ces années à Saint-Nazaire pour travailler sur les paroles ouvrières. Avec Nicole Le Garrec, il tourne à quelques kilomètres de là un film sur les ouvriers en grève dans une usine de fabrication de caravanes à Trignac (Quand tu disais Valéry) et avec Soazig Chappedelaine, il recueille la parole de femmes ouvrières pendant une grève à Couëron (Quand les femmes ont pris la colère). Deux films marquants du cinéma politique français, deux occasions de peindre au plus près les réalités d’un paysage social tourmenté mais actif, non réconcilié avec une certaine marche de la France et du monde. Un peu plus tôt, un peu plus au nord, deux autres jeunes cinéastes engagés dans la gauche révolutionnaire, Jean-Louis Le Tacon et Patrick Prado, filment, au sein du collectif Torr e Benn, la colère bretonne dans les usines et chez les agriculteurs, avant de produire, après des rencontres avec Jean Rouch ou Chris Marker, des films en Super8 aux considérations politiques et ethnographiques, mais aussi poétiques et formellement expérimentales. Patrick Prado, notamment, s’attache à la figure d’Angela Duval, paysanne et poétesse bretonne, qui analyse avec un mélange troublant de dureté et de grâce la fin annoncée d’un certain rapport à la terre, oublié dans l’équation capitalisto-progressiste des années 1970.
Développement durable du domaine de la lutte
On voit comment, sur ces terres agricoles littorales, les enjeux culturels, sociaux et politiques se branchent dès la fin des années 1960 sur des préoccupations environnementales et écologiques qui anticipent les urgences d’aujourd’hui. La lutte au début des années 1970 contre la construction d’une autoroute dans les marais salants de la presqu’île de Guérande, la mobilisation suite au naufrage de l’Amoco Cadiz en 1978 et jusqu’au corps-à-corps victorieux, deux ans plus tard, du village finistérien de Plogoff contre le projet d’implantation d’une centrale nucléaire, c’est une succession de luttes minoritaires et acharnées contre des puissances politiques et économiques supérieures qui finissent par dessiner au fil du temps le portrait idéalisé d’une résistance à une certaine marche du monde et à ses impacts sur des modes de vie spécifiques. Des points qui se relient et régulièrement ressurgissent, tout récemment à Notre-Dame-des-Landes, dont le fond et les formes présentent de troublantes similitudes avec l’histoire des luttes qui ont marqué ce territoire.
C’est donc de ces points incandescents d’hier et d’aujourd’hui, circonscrits dans un rayon de quelques centaines de kilomètres à peine, dont il est question dans l’exposition. Des témoignages des conditions de vie ouvrière – celles des travailleuses du port de Lorient filmées par Carole Roussopoulos ou des ouvrièr.e.s d’abattoirs de poulet par Danielle Jaeggi et Jean-Paul Fargier (collectif Cent Fleurs de l’Université de Vincennes), attestent encore que les luttes en Bretagne attirent la frange la plus militante du cinéma français. C’est encore le cas avec les nombreux artistes, tel Bruno Serralongue, qui ont documenté régulièrement les événements à Notre-Dame-des-Landes. L’exposition entend également démontrer que ces expériences, au-delà du constat social, mènent à une pensée de l’émancipation qui dépasse les frontières régionales. En sont l’écho la création du Festival des minorités nationales à Douarnenez ou l’expérience pédagogique singulière du Lycée expérimental de Saint-Nazaire.
En refusant l’idée d’un hypothétique essentialisme contestataire régional, ce projet envisage de montrer comment des conditions spécifiques parfois contingentes créent des filiations de méthodes et de formes dans le temps et des solidarités du penser et du faire qui parfois s’ignorent. Mais aussi, nourrie des théories de la micro-histoire, montrer comment, de manière fractale, une étude localisée fait surgir de manière concrète des questionnements transnationaux saisis au sein d’un territoire restreint.
Répliques
Pour partager ces récits disparates dont nous pensons qu’ils résonnent singulièrement aujourd’hui et concernent le public le plus large, l’exposition Contre-vents adopte un procédé scénographique rhizomatique, fondé sur la reproduction plus que sur des objets originaux. La plupart des éléments mis à la disposition du public (photographies, affiches, documents) sont reproduits graphiquement et s’articulent selon un principe éditorial qui en facilite la lecture et la manipulation, et joue de manière originale avec l’espace. Parallèlement, une bande-son conçue avec l’artiste Dominique Petitgand, précisément construite et montée à partir de nombreuses archives sonores, propose un récit poétique et anachronique de ces événements : une création sonore constituant une méta-narration où les colères, les espoirs, les défaites et les victoires sont revitalisées.
Guillaume Désanges et François Piron
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Notes
1 – Le terme « contre-cultures » désigne les mouvements culturels populaires, alternatifs, contestataires qui remettent en question les valeurs véhiculées par la culture officielle.
2 – Grâce notamment aux textes de recherche de Nathalie Quintane et de Peggy Pierrot publiés dans le catalogue de l’exposition (La Découverte, 2017)
3 – Dans son essai Les Luttes paysannes dans les années 1968, revue Agone, Marseille, 2013
Avec les œuvres et les documents de :
Soazig Chappedelaine et René Vautier
Armand Gatti et « la tribu » : Stéphane Gatti, Véronique de Bellefroid, Helene Châtelain, Jean-Jacques Hocquard, Luc et Jean-Pierre Dardenne, Gilles Lacombe, Michel Séonnet, Jean-Pierre Duret, Gérard Raynal, Françoise Thyrion, etc.
Danielle Jaeggi, Jean-Paul Fargier et Anne Caro (collectif Cent Fleurs)
Nicole Le Garrec
Jean-Louis Le Tacon
Alain Lefaux
Jacques Loiseleux
Patrick Prado
Carole Roussopoulos
Bruno Serralongue
Torr e Benn
ZAD
Création sonore : Dominique Petitgand
Rez-de-chaussée
Petite Salle
Introduction
Grande Salle
Les années 68 à l’Ouest : paysan.ne.s, ouvrier.e.s, étudiant.e.s
Voici la colère bretonne
Ces canards qui volaient contre le vent : Armand Gatti à Saint-Nazaire
René Vautier et l’Unité de Production Cinématographique Bretagne
L’autogestion au pouvoir : le Lycée Expérimental de Saint-Nazaire
Étage
Luttes paysan.ne.s : exploitant.e.s, exploité.e.s, exploiteur.se.s
Torr e Ben : casse-leur la tête
Identité bretonne : décoloniser l’Ouest
Dégagez, on aménage ! : défenses de l’environnement
Notre-Dame-des-Landes, Zone à défendre, 1966-…
Biographie
Guillaume Désanges est commissaire d’exposition et critique d’art. Il dirige Work Method, structure indépendante de production et développe internationalement des projets d’expositions et de conférences.
Il a coordonné les activités artistiques des Laboratoires d’Aubervilliers (2001-2007).
En 2009-2011, il est commissaire invité du Centre d’art Le Plateau-Frac Île-de-France (Paris), pour Érudition Concrète. Depuis 2013, il est invité à imaginer des cycles d’expositions pour La Verrière, l’espace bruxellois de la Fondation d’entreprise Hermès.
Derniers projets : Ma’aminim / Les Croyants, Musée d’art et d’histoire, Saint-Denis & Tranzitdisplay, Prague, Rep. Tchèque, 2015, Poésie Balistique, La Verrière, Fondation d’entreprise Hermès, Bruxelles, 2016, L’Esprit français. Contre-cultures, 1969-1989, La maison rouge – Fondation Antoine de Galbert, Paris, avec François Piron, 2017, L’ennemi de mon ennemi, Palais de Tokyo, Paris, 2018, Spolia, Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire, 2018.
François Piron est commissaire d’expositions indépendant, critique d’art et éditeur. Il est aujourd’hui responsable du post-diplôme de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon et co-fondateur de la coopérative éditoriale Paraguay à Paris. De 2000 à 2005, il a co-dirigé les Laboratoires d’Aubervilliers. De 2007 à 2012, il a co-dirigé l’espace d’art indépendant castillo/corrales à Paris.
Il a été commissaire d’Incorporated!, 5e édition de la biennale d’art contemporain Les Ateliers de Rennes en 2016, et a réalisé, avec Guillaume Désanges, l’exposition L’Esprit français. Contre-cultures, 1969-1989, à La maison rouge – Fondation Antoine de Galbert, Paris, 2017. Il publie en 2017 Guy de Cointet, Théâtre complet, monographie consacrée aux écrits de l’artiste Guy de Cointet.
Derniers projets : Nouvelles Impressions de Raymond Roussel, Palais de Tokyo, 2013 ; Raymond Roussel. The President of the Republic of Dreams, Galerie Daniel Buchholz, Berlin, 2013 et New York, 2015 ; In These Great Times, Kunstnernes Hus, Oslo, 2014 ; Mangelos, Miroirs noirs, Galerie Frank Elbaz, Paris, 2013 et Peter Freeman Inc., New York, 2016, Odradek, Konsthall Malmö (Suède), 2018, Poésie prolétaire, Fondation d’Entreprise Ricard, Paris, 2019.