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Exposition
Par définition, une communauté est un groupe social uni par des liens choisis (affinités intellectuelles, partages culturels…) ou imposés (liens familiaux, nationaux ou ethniques…). Cette question du « vivre ensemble » (construire, ritualiser, lutter ensemble) renvoie toujours à l’idée d’un engagement, qu’il soit poétique ou politique. Ces dernières années, elle s’est beaucoup posée à l’échelle internationale, notamment en écho de l’attaque du World Trade Center en 2001. Comment penser le monde ensemble ?
À une échelle plus locale, cette idée s’expérimente au quotidien. Certaines utopies nées autour de 1968 s’incarnent aujourd’hui avec un pragmatisme déconcertant dans des communautés auto-entrepreneuses, des collectifs d’habitants, des groupes de travail coopératifs. La communauté en opposition à l’individualité : cette idée populaire peut aussi prendre forme dans des projets d’architecture, qui inventent des espaces où l’expérimentation s’invite, des espaces – comme le formule le philosophe Joseph Vogl – où l’on peut désapprendre, « ne pas savoir » ou initier de nouvelles relations à l’autre. En parallèle, les communautés virtuelles comme Facebook ou Twitter ont conquis le monde. Ces réseaux sociaux, qui mixent des ambitions commerciales avouées avec une philosophie relationnelle indéniable, façonnent en profondeur le concept de communauté tel qu’il est formulé par les jeunes générations. Ils permettent même à certaines révolutions de s’accomplir…
L’exposition Communauté/Gemeinschaft témoigne de la manière dont l’art contemporain s’empare de ces réalités et de ces interrogations. Elle rassemble des recherches aux orientations très diverses, mais qui chacune reflète la question de « l’être ensemble ». Les œuvres convoquent le champ de l’architecture, les relations au travail et à la politique, mais aussi la mode, la musique et le langage : autant de domaines qui fondent des positions artistiques toujours pensées dans des contextes spécifiques.
Éva Prouteau
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raumlaborberlin / Markus Bader & Jan Liesengand (Allemagne)
Certaines œuvres de l’exposition mettent en place des processus de construction communautaire : c’est le cas de City Mattress [Matelas urbain], sculpture triangulaire gonflable conçue par Markus Bader en collaboration avec le collectif d’architectes raumlaborberlin. Cette grande structure de bâche blanche évoque le vocabulaire formel du design des années 60 et ses sources modernistes : conçue à l’origine pour l’espace publique, elle est ici transférée à l’intérieur du Grand Café, où elle agit comme une « sculpture de liens ». Un lieu pour s’allonger, pour contempler les autres œuvres exposées, pour se détendre ou pour jouer. Les visiteurs qui expérimentent l’œuvre deviennent alors les acteurs d’une assemblée ouverte et fugace, à la croisée de la sphère intime et de l’échange communautaire.
À l’occasion de l’exposition Communauté/Gemeinschaft, raumlaborberlin & Jan Liesengand conçoivent par ailleurs un projet spécifique pour le Grand Café intitulé Le Canapé de Saint-Nazaire. L’opération consiste à organiser au cœur de l’exposition un atelier de fabrication de bancs en bois destinés à l’espace public de la ville. Les visiteurs sont invités à assembler en à peine 20 minutes des planches de bois prédécoupées selon le protocole élaboré par raumlaborberlin. Le design du banc ou plutôt du « canapé » prend le contrepied des bancs publics actuels sur lesquels on ne peut ni dormir, ni même s’allonger, ni choisir soi-même l’emplacement que l’on souhaite occuper… Véritable invitation à conquérir un peu d’intimité et de convivialité dans l’espace public de Saint-Nazaire (qui selon raumlaborberlin est « comme le monde d’Alice au pays des merveilles », plongé dans des rapports d’échelle hors normes), l’œuvre de raumlaborberlin invitera tous les acteurs du projet, bricoleurs, visiteurs devenus acteurs à se retrouver pour un dîner sur canapé le samedi 14 mai sous la Halle Sud de la base sous marine de Saint-Nazaire!
Jeremy Deller (Grande-Bretagne)
L’artiste Jeremy Deller témoigne lui aussi des conditions d’émergence d’une communauté singulière dont les protagonistes sont à priori peu compatibles : des membres d’une fanfare ouvrière britannique et des fans d’Acid house, musique électronique techno très en vogue dans l’Angleterre des années 90.
Deller rapproche ces deux références musicales dans un grand dessin mural qui révèle des résonances historiques troublantes, entre ces fanfares ouvrières qui ont toujours soutenu le parti travailliste dans le nord de l’Angleterre – de surcroît durant les mouvements de grève des mineurs au début des années 80 – et les rave parties qui ont essaimé quelques années plus tard dans les usines abandonnées de ces mêmes régions désindustrialisées. L’œuvre History of the World 1997-2004 [Histoire du Monde 1997-2004] relate ces rapprochements, micro-phénomènes que l’artiste transpose avec humour à l’échelle de la grande Histoire.
Son organigramme décrypte la façon dont certains amateurs d’Acid house au chômage en sont venus à s’investir dans le parti travailliste, puis comment certains tubes d’Acid Music ont intégré le répertoire des fanfares ouvrières. La vidéo qui l’accompagne nous montre le résultat de cette fusion musicale, baptisée AcidBrass : l’artiste y filme une performance du célèbre combo Fairey’s Band, au cours de laquelle de grands tubes d’Acid house sont interprétés dans la pure tradition des orchestrations de fanfare.
Johanna Billing (Suède)
Depuis quelques années, l’artiste Johanna Billing poursuit quant à elle un travail proche de la mise en scène : elle « scénographie » des communautés, principalement par le biais de la vidéo et des performances de groupe. Ses recherches sur la collaboration et l’expérience collective se frayent un chemin entre fiction mise en scène et documentaire, où des interprètes non qualifiés participent à des situations totalement créées par l’artiste. Qu’il s’agisse de manœuvrer un voilier ou de jouer dans un orchestre, Johanna Billing interroge souvent des activités simples et quotidiennes qui renforcent l’esprit communautaire.
La vidéo Missing out [L’oubli] s’ouvre sur une séquence vue d’ensemble : on y voit un groupe de personnes allongées par terre, sans aucun ordre apparent. Apparemment il ne se passe rien : l’image est léchée, le cadre très maîtrisé, et l’on pourrait imaginer une scène de shooting chez un photographe branché. En fait, Johanna Billing s’est replongée dans un souvenir d’enfance, un exercice de relaxation collective couramment pratiqué en Suède dans les crèches et les écoles au cours des années 70. « Je me suis rendue compte que la raison pour laquelle je me souvenais si bien de ce moment précis, c’était parce que la maîtresse m’avait fixée et elle avait dit : « Regardez tous Johanna ! Elle respire bien ! » J’ai compris – assez douloureusement – à quel point ce souvenir était lié à la performance, à la compétition, et qu’une chose aussi simple que d’apprendre à bien respirer quand on a six ans peut devenir une épreuve où vous vous révélez meilleur que le petit copain allongé à côté de vous. »
Dépassant l’anecdote autobiographique, la vidéo nous invite à la contemplation de ces corps au repos, de ces regards plongés dans leurs propres pensées. Une personne fait exception à la règle : elle finit d’ailleurs par s’échapper de la scène, en rêve d’abord, puis pour de vrai, refusant finalement de suivre les autres. Réflexion autour du consensus social, du conformisme et de la compétitivité, Missing Out tient aussi de la rêverie, où la « Multitude-Solitude » de Charles Baudelaire est presque palpable.
Lara Almarcegui (Espagne/Hollande)
Lara Almarcegui traque les signes de la communauté dans le tissu urbain et péri-urbain. Amoureuse des terrains vagues, des chantiers et des friches, elle décrypte les villes par leurs creux, leurs bosses et leurs failles.
En résidence à Saint-Nazaire en 2003, elle s’intéresse ainsi aux pratiques d’auto-construction dans une cité visiblement planifiée pour une vie collective, fonctionnelle et rationalisée. En effet, au sein de la population des travailleurs portuaires, nombreux sont ceux qui récupéraient jadis des éléments divers sur leur lieu de travail – qu’il s’agisse de rebuts, de surplus ou de petits cadeaux tombés du camion – et qui les réinvestissent dans l’espace privé, souvent celui du jardin. Intitulée L’auto-construction à Saint-Nazaire, sa série photographique retrace ces processus de détournements fonctionnels et d’appropriation.
Mais ce dont l’artiste se fait surtout l’écho, c’est de l’inventivité à l’œuvre dans ces pratiques spontanées. Au-delà de l’activité portuaire qui rassemble ces habitants, Lara Almarcegui révèle une communauté plus diffuse, qui ancre autrement l’identité de la ville et révèle sa singularité vernaculaire.
Oda Projesi & Nadin Reschke (Turquie/Allemagne)
Base de la communication, le langage reste un pré-requis indispensable à toute construction communautaire. Quels types de liens se tissent entre la langue maternelle d’une personne et celle de son pays d’accueil, lorsque cette dernière diffère ?
En 2009, le collectif d’artistes Oda Projesi, basé à Istanbul, s’implante dans le quartier de Kreuzberg à Berlin, où vit une importante communauté turque. Particulièrement concerné par ce phénomène de circulation linguistique, Oda Projesi commence alors à étudier la langue hybride nommée « Kanaksprak », une fusion du turc et de l’allemand. A partir de ces recherches menées en collaboration avec l’artiste berlinoise Nadin Reschke, Oda Projesi imagine le projet Tongue [Langue] comme outil exploratoire de ce type d’innovation linguistique.
Dans le cadre de Tongue, un cours de langue fut ainsi proposé au public – une formation de trois semaines ouverte à tous, où chaque participant put intervenir en tant qu’enseignant ou en tant qu’élève. Cette expérience permit de jeter les bases d’un nouveau langage, nourri des pratiques quotidiennes de chacun. Dans l’exposition Communauté/Gemeinschaft, les artistes présentent le projet sous la forme d’une installation interactive qui évoque l’école et les cours de langue. Les visiteurs sont invités à prendre part au dispositif en inventant leurs propres néologismes ou en notant leurs expressions favorites.
Bertille Bak (France)
Les vidéos et les installations de Bertille Bak interrogent avec humanisme et poésie les énergies communautaires de toutes natures, avec une attention particulière pour le monde ouvrier. Qu’elle filme les habitants d’un bassin minier du Nord de la France ou invite à l’observation rapprochée d’une colonie de fourmis, l’artiste saisit les rituels qui fondent le collectif, sur un mode à la fois documentaire et onirique.
En 2009, elle part en Thaïlande, pays partiellement gouverné par l’armée qui, depuis 2006, censure toute expression de résistance. À Bangkok, elle rencontre les habitants de Din Daeng, un quartier dont les logements sont voués à la destruction au profit d’un centre commercial. Dans la vidéo Safeguard emergency light system, l’artiste redonne la parole à cette communauté en lutte, dont les armes sont le chant, la musique, et les lampes de poche d’urgence utilisées lors des nombreuses coupures d’électricité. Elle organise ainsi le petit théâtre de la résistance en proposant la transcription en code morse d’un chant populaire, message implicite de résistance pour les thaïlandais. Un ballet de lucioles apparaît alors aux fenêtres de cet immeuble dont la démolition est imminente, dissidence scintillante pour une lutte toujours possible, même avec les moyens du bord, jusqu’au dernier moment, ultime lueur d’espoir sur un monde qui va disparaître.
Kateřina Šedá (République tchèque)
Kateřina Šedá approche la notion de communauté sur le mode ludique. Ses amis, sa famille ou les communautés d’habitants qu’elle rencontre lui servent de prétexte à l’invention de scénarios relationnels, où l’artiste s’amuse à orchestrer le réel pour qu’il produise des interactions sociales inédites. Sensible à la nature des liens invisibles qui régissent les rituels au sein d’un groupe, Kateřina Šedá imagine des règles du jeu étonnantes : dans Nic tam není (Il n’y a rien ici), elle synchronise toutes les activités des habitants du village de Morayian durant une journée entière. Selon un planning minutieux établi par l’artiste, chaque habitant réalise donc exactement les mêmes actions ordinaires (se lever, faire le ménage, ouvrir la fenêtre, etc) au même moment. Une vidéo met en forme cette chorégraphie discrète du réel à peine modifié, cette intervention ambiguë entre discipline et convivialité.
Les relations humaines sont à nouveau au cœur de For every dog a different master, un projet qui prend naissance dans une cité HLM de la banlieue de Brno, quartier sans âme dont les habitants s’ignorent. Pourtant, la zone vient d’être réhabilitée, chaque tour ayant été repeinte d’une couleur vive. À partir de photos des immeubles repeints, l’artiste fait imprimer un tissu, puis fabriquer 1000 chemises dans ce tissu. Plutôt que de distribuer elle-même ces chemises aux habitants, elle relève sur les boîtes à lettres et les interphones les noms de 1000 familles habitant ce quartier, puis les regroupe en 500 paires, de sorte que, vu la position respective de leur immeuble, les deux familles d’une paire ne puissent à priori pas se connaître. Le 30 Mai 2007, elle envoie les mille chemises par la poste aux mille familles, l’autre famille de la paire apparaissant sur l’enveloppe comme l’expéditeur.
Ainsi la famille Vedrova, habitant Kotlanova 8, a-t-elle reçu une chemise envoyée par la famille Kosova, habitant Kosikova 4, et la famille Kosova a reçu une chemise envoyée par la famille Vedrova. Tout ce protocole est soigneusement documenté, classifié, archivé. Kateřina Šedá attend alors un mois : beaucoup des familles se sont contactées, des personnes ont porté la chemise, des inconnus se sont ainsi reconnus et se sont parlé. Au bout d’un mois, les mille familles ont été invitées à la Galerie Morave de Brno pour le « vernissage » du projet, et l’artiste s’est alors confrontée à cette communauté nouvelle qu’elle avait subtilement contribué à créer.
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L’exposition Communauté/Gemeinschaft s’inscrit dans le cadre de thermostat des coopérations entre 24 centres d’art et Kunstvereine.
Initié par d.c.a et l’Institut Français.
Avec le soutien de la Fondation culturelle fédérale allemande, le Ministère des Affaires Étrangères et Européennes et Der Bevollmächtigte der Bundesrepublik Deutschland fur kulturelle Angelegenheiten im Rahmen des Vertrages uber die deutsch-französische Zusammenarbeit
Production
Œuvres
Variable dimensions
Courtesy Franco Soffiantino Gallery, Turin
Installation, 6 vidéos HD, papier, éléments divers
Dimensions variables
Courtesy de l'artiste
Peinture murale, video
Dimensions variables
Courtesy Art Concept Gallery, Paris
7 min
Courtesy de l'artiste et de la galerie Xippas, Paris
3 min 14 s
Courtesy de l'artiste et Hollybushs Gardens Gallery, Londres
Biographies
Raumlaborberlin
Markus Bader, Frauke Gerstenberg, Jan Liesegang & Christian Göthner (Allemagne)
Lara Almarcegui
Née en 1972 à Saragosse, Espagne.
Vit et travaille à Amsterdam, Pays Bas.
Nadin Reschke
Née en 1975 à Bernburg an der Saale, Allemagne.
Vit et travaille à Berlin.
Bertille Bak
Née en 1983 à Arras.
Vit et travaille entre Paris et le Nord Pas-de-Calais.
L’artiste est représentée par la Galerie Xippas (Paris).
Kateřina Šedá
Née en 1977 à Brno, République Tchèque.
Vit et travaille à Brno et Prague.