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Chroniques de l’invisible, 2020
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Eclaircies
Visite de l’exposition Chroniques de l’invisible avec Guillaume Désanges, commissaire de l’exposition, et Sophie Legrandjacques, directrice du Grand Café – centre d’art contemporain.
Images filmées en février 2021
Réalisation : Louise Portier vidéaste louiseportier.com/
Exposition
Dernière étape du cycle Généalogies fictives, conçu par le commissaire Guillaume Désanges à l’invitation du Grand Café, Chroniques de l’invisible est une exposition qui joue sur des relations entre visibilité et invisibilité, proximité et distance, l’ici et l’ailleurs. Ce projet part d’une proposition faite à cinq artistes d’imaginer des interventions artistiques à l’extérieur du Grand Café, dans des espaces publics ou privés de la région de Saint-Nazaire. De ces gestes déposés « hors les murs » et volontairement non médiatisés, l’exposition du Grand Café n’accueille que les traces ou les échos déformés, qui composent ensemble une exposition autonome, formellement et sensuellement indépendante de son protocole d’origine. Comme pour les deux précédentes étapes de ce cycle, ce projet travaille l’histoire et la géographie de la ville, mais cette fois dans un régime spectral, celui de la rumeur, de la clandestinité et de la figuration d’un ailleurs. C’est la traduction poétique ou symbolique d’une absence qui est au cœur de ce projet, laissant la sensibilité, l’imagination et la croyance du visiteur prendre le relais de la compréhension d’un message ou de la réception d’une œuvre soumise à son regard.
Cette expérience va puiser à plusieurs sources. La première est une réflexion critique sur l’art dans l’espace public, qui est trop souvent considéré comme une simple extension du musée, autrement dit un espace à conquérir ou annexer où l’œuvre conquérante vient se poser et s’imposer. Ici, on privilégie à l’inverse des gestes non assignés, parfois invisibles, qui ne laissent pas toujours de traces, et restent minoritaires et non dominants par rapport à leur contexte d’apparition. Des œuvres pour un regard éventuel mais pas certain, pour des rencontres fortuites, pour des témoins conscients ou inconscients autant que pour les animaux ou les éléments. De l’art pour le vent, la mer, le soleil ou les oiseaux. Dès lors, ces interventions modestes par nécessité mesurent la capacité de l’art à résister, survivre mais aussi poétiser librement le monde sans la pression d’un regard de spectateur déterminé et déterminant. Petite leçon d’humilité objectale : des œuvres clandestines, abandonnées, exilées dans le réel, doivent nécessairement négocier avec leur écosystème. La deuxième source à l’origine de ce projet concerne une exposition intitulée Nul si découvert que j’avais organisée en 2011[1], qui reposait sur l’idée d’expérience impossible à travers une sélection d’œuvres se désagrégeant à l’instant même où elles pouvaient être observées. Inspirées par la pensée de Susan Sontag, pour qui l’art absolu, le plus ambitieux et le plus édifiant est un art privatif, de l’effacement, du retrait, un art des rumeurs et « des mélodies non entendues qui perdurent, à l’inverse de celles, évanescentes, qui sifflent à l’oreille des sens »[2]. Soit l’inaccessibilité comme moteur émotionnel et cognitif. La troisième source, enfin, est une exposition organisée par le collectif japonais Chim Pom en 2015, qui proposait à des artistes d’intervenir dans la zone d’exclusion de la ville de Fukushima marquée par la catastrophe nucléaire. Dans une logique de l’urgence, il s’agissait d’installer des œuvres dans une zone devenue inaccessible au public parce qu’irradiée, et dont l’exposition tournante ne présentait que des traces ou de la documentation. Ce projet avait représenté pour moi une passionnante réaction, à la fois poétique et politique, au caractère sidérant, et potentiellement neutralisateur d’un danger précisément invisible. Le très beau titre de l’exposition Don’t Follow the Wind [Ne suivez pas le vent], était en soi un avertissement et une invitation, injonction mélancolique à laisser exister un ailleurs sans expérience directe.
C’est de fait à une expérience particulière pour le public, mais aussi pour les artistes et le commissaire qu’invite le protocole de l’exposition Chroniques de l’invisible. Une exposition qui considère les œuvres d’art comme les témoins d’une absence, mais dont la trace, médiatrice et intercesseuse, s’avère finalement plus importante que l’objet original. C’est là tout l’enjeu de cette expérience curatoriale à deux dimensions : comment rendre compte, artistiquement, c’est-à-dire par la forme et non par le récit, d’une série de gestes lointains. Car depuis le début de ce projet, il ne s’agit donc pas de documenter, mais de « faire exposition ». Pour ce faire, les artistes ont produit des formes spécifiques ou convoqué des œuvres existantes recomposées comme un rébus. Dans tous les cas, ces traductions incertaines, symboliques, poétiques ou métaphoriques sont censées s’autonomiser, échapper à leur statut de substituts pour créer une forme nouvelle.
Dans la continuité de l’exposition précédente du cycle[3], qui proposait de travailler un commissariat en « circuit-court », c’est-à-dire en présentant des œuvres et documents issus de l’histoire locale, cette exposition prend la ville de Saint-Nazaire et son environnement immédiat comme base de travail. En effet, le processus a d’abord consisté à proposer aux artistes de choisir des lieux d’interventions en arpentant la ville et ses environs, avec une grande ouverture sur les topographies possibles : espace public ou privé, dans la ville, à la campagne, sur la côte, dans la mer, accessible ou pas. La méthode a donc été celle de l’étude de terrain, nourrie de storytelling et de recherches locales, à laquelle les artistes ont participé activement. Comme le suggère le titre de l’exposition, il s’agissait de se concentrer principalement sur des points aveugles, des angles morts de l’histoire et de la géographie locales.
À partir de ces bases, chaque artiste a pu interpréter comme il le souhaitait l’invitation à déposer un geste hors les murs, qui pouvait être un objet, une action, un retrait ou une observation. De fait, les artistes ont répondu de manière très diverse à cette proposition très ouverte, chacun s’emparant d’un morceau d’histoire ou de géographie de la ville. Ignasi Aballí a choisi de se focaliser sur l’histoire du musée des beaux-arts de Saint-Nazaire, disparu pendant la guerre, dont il replace des signes dans la ville, comme une présence fantomatique. Edith Dekyndt, elle, s’est intéressée à l’histoire du Grand Café, au moment de sa splendeur romantique au début du XXème siècle : sous des halles de plein air, face à la mer, une lumière suit les circonvolutions d’un couple invisible qui danse une valse. Eva Barto aborde l’histoire économique et industrielle de la ville et notamment la circulation de matériaux entre industrie navale, métallurgie et artisanat local, en soustrayant, éventuellement sous la forme du vol, certains matériaux dont l’accès est contrôlé. Lois Weinberger, lui, a proposé de s’adresser directement aux oiseaux qui survolent les forges de Trignac, en leur construisant un abri qui redonne, de manière à la fois concrète et symbolique, une vie sociale à ce site industriel abandonné. Ismaïl Bahri, lui, propose divers moments d’observation des éléments extérieurs, originaires de la région, et en livre des prélèvements dans l’espace d’exposition. Toutes ces actions spécifiques sont enrichies dans les espaces du Grand Café d’œuvres qui résonnent avec les questionnements de l’exposition.
En lien avec l’esprit du cycle, la généalogie révélée par ce projet est donc d’abord celle d’un territoire. Imprégné, hanté par des couches de réalités enchevêtrées, un lieu est toujours une entité géopolitique complexe, dont la surface apparemment stable masque un bouillonnement de récits souterrains, naturels et culturels, humains et non humains, individuels et collectifs. D’une forêt de chênes saisie dans la tourbe depuis 5000 ans à une mangrove mystérieuse formée dans les vestiges d’une usine métallurgique séculaire. Des théories philanthropiques du patronat du XIXème siècle au destin mondial des chantiers de l’Atlantique. De tombes mégalithiques construites il y a 6000 ans aux derniers phares habités de l’estuaire. De ces faits enchaînés les uns aux autres dans la topographie aussi bien que dans l’esprit des lieux, nous n’avons que des échos ou des bribes éparses qui ont servi de matériau aux artistes. Dès lors, la généalogie ici mise à jour est aussi celle d’une ligne trouble entre le réel et la fiction, entre l’histoire et l’art, entre l’œuvre dehors et son récit dedans. Des généalogies incomplètes, incertaines, toujours partiellement inventées ou fantasmées. C’est pourquoi les artistes n’ont pas été choisi·e·s parmi les chercheurs ou les documentaristes. Ils et elles ont été choisi·e·s pour leur capacité à détourner plus qu’à reporter fidèlement une situation donnée. On l’aura compris, on privilégie ici l’abstraction et la poésie à l’information. C’est aussi pourquoi, dans l’exposition, l’ensemble des sources factuelles ont été réunies, en vrac, dans une salle des récits, sorte d’antichambre narrative de l’exposition, volontairement déconnectée des formes artistiques. Une manière de créer une généalogie d’un espace à l’autre, d’un récit à une forme, de l’oral au visuel, en préservant volontairement une distance entre sujet et objet de l’exposition. C’est dans ces écarts spatiaux et temporels que se joue l’essentiel de ces chroniques de l’invisible, et c’est là précisément que réside le caractère passionnément fictif de ces généalogies.
Guillaume Désanges, commissaire d’exposition et critique d’art
Notes :
[1] Void if Removed / Nul si découvert (Concrete Erudition 4), Le Plateau, Frac Île-de-France, 2011, avec des œuvres de Bas Jan Ader, Eric Baudelaire, Bernard Bazile, Alighiero Boetti, Chris Burden, Coop Himmelblau, Marcel Duchamp, Ceal Floyer, Ryan Gander, Dora Garcia, Joseph Grigely, Ann Veronica Janssens, Jiri Kovanda, Joao Louro, Julien Loustau, Daniel Pommereulle, Stephen Prina, Anna-Maria Maiolino, Man Ray, Lawrence Weiner, Ian Wilson, Carey Young, Rémy Zaugg
[2] Susan Sontag, « The Æsthetics of Silence » in Styles of radical will, New York Picador, États-Unis, 2002
[3] Exposition Contre-Vents. Solidarités ouvrières, étudiantes et paysannes dans l’Ouest de la France : une généalogie, 26 mai – 29 septembre 2019, Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire.
PARTENAIRES
Le Grand Café remercie tous les partenaires qui ont permis la réalisation de ce projet :
Ville de Trignac ; Saint-Nazaire Agglomération Tourisme ; Phares et Balises DIESM, subdivision de Saint-Nazaire ; Maison de quartier de Kerlédé ; Nantes Saint-Nazaire Port ; École des Beaux-arts Nantes Saint-Nazaire ; Parc naturel régional de Brière ; Projet Neuf ; Vip / Les Escales ; Le Théâtre scène nationale de Saint-Nazaire ; SNSM, Saint-Nazaire.
Le Grand Café remercie également les services de la Ville de Saint-Nazaire et de la CARENE (Saint-Nazaire Agglomération) : Patrimoine immobilier, Maîtrise d’ouvrage Gestion du Patrimoine, Gestion du Patrimoine, Programmation urbaine, Autorisation Droits des sols, Espace Public, Espaces verts, Domaine public, Circulation, Patrimoine sportif, Installations sportives, Culture, Médiathèque, Mission des Patrimoines, Archives Documentation, Population, Vie associative, Evènementiel, Commerce, Marchés et non sédentaires, Aménagements et projets urbains, Mobilité espace public et immobilier, Maîtrise d’ouvrage voiries communautaires, Topographie cartographie, Enfance éducation.
Enfin, Le Grand Café remercie Alain Gallicé, Hugo Aribart association Dastum 44 Patrimoine oral de Loire-Atlantique, Sandrine Fragneau & Thierry Josse (SNOS danse Saint-Nazaire), Donatien Bonamy, Christophe Orain, Joris Ooghe, la Coutellerie Evan Antzenberger, la Serrurerie Dantin, Axel Dibie, Franziska Weinberger, la Galerie Meessen De Clercq (Bruxelles), la Galerie Crevecoeur (Paris), la Galerie Salle Principale (Paris), Estelle Scali et Blanche Bonnel.
Production
Œuvres
Courtesy de l’artiste et de la galerie Greta Meert, Bruxelles
Collection Axel Dibie Saint John de Crèvecœur
Courtesy Salle Principale, Paris
Courtesy Salle Principale, Paris
Courtesy Salle Principale, Paris
Courtesy Salle Principale, Paris
Courtesy Salle Principale, Paris
Courtesy Salle Principale, Paris
Courtesy Salle Principale, Paris
Courtesy de l’artiste et de la galerie Greta Meert, Bruxelles
Biographies
Ignasí Aballí
Né en 1958 à Barcelone, Espagne, où il vit et travaille.
Il est représenté par les galeries Elba Benítez Madrid (Espagne), Pedro Oliveira à Porto (Portugal), Thomas Bernard à Paris et Meessen De Clercq à Bruxelles (Belgique).
site personnel
Ismaïl Bahri
Né en 1978 à Tunis (Tunisie), vit et travaille entre Paris et Tunis.
Eva Barto
Née 1987 à Nantes, vit et travaille à Paris.
Edith Dekyndt
Née en 1960 à Ypres (Belgique), vit et travaille à Bruxelles (Belgique) et Berlin (Allemagne)
Elle est représentée par les galeries Konrad Fischer, Düsseldorf-Berlin (Allemagne) ; Greta Meert, Bruxelles (Belgique) ; Karin Guenther, Hambourg (Allemagne) ; Carl Freedman, Londres (Royaume-Uni).
site personnel
Lois Weinberger
Artiste autrichien, 1947-2020
Il est est représenté par la galerie Salle Principale à Paris.
site personnel
Guillaume Désanges
Commissaire d’exposition et critique d’art, il dirige Work Method, structure indépendante de production et développe internationalement des projets d’expositions et de conférences.