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Carré Octogone Cercle, Ellie Ga, 2015
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Eclaircies
Exposition
L’exposition a eu lieu en deux temps du 28 février au 31 mai 2015 et du 27 juin au 30 août 2015.
« L’histoire est-elle simplement une affaire d’événements qui laissent derrière eux ces choses qu’on peut peser et mesurer (…) ou n’est-elle pas, aussi, le résultat de moments qui semblent ne rien laisser derrière eux, rien excepté le mystère de connections spectrales entre des gens très éloignés dans l’espace et dans le temps, mais parlant, en quelque sorte, le même langage ? »
Greil Marcus, Lipstick Traces.
Certains artistes témoignent aujourd’hui d’une nouvelle approche des images d’archive et des connections qu’ils opèrent entre elles. De provenances très diverses – photographies de voyage, d’actualité ou extraites de livres, captures d’écran, extraits filmiques, reproductions d’œuvres ou de textes, etc. – ces images sont mises en correspondance via des formes plastiques très différentes (l’installation, la performance, la sculpture ou l’édition) et permettent, par la dynamique du montage, de passer du réel attesté au réel possible.
Ellie Ga fait assurément partie de cette famille d’artistes1 parfois qualifiés d’iconographes qui font « œuvre de remembrements2 » du passé, et travaillent l’histoire comme une matière oublieuse, trouée et inachevée, qu’il faudrait sans cesse pétrir au présent pour en faire surgir de nouveaux sens. Toutefois, l’artiste marque un écart vis-à-vis de ces pratiques « en chambre » en ce sens qu’elle retourne sur le terrain de la perception : ses projets, toujours élaborés au long cours, manifestent une faculté d’immersion impressionnante qui informe sa vie autant que son œuvre. Tour à tour historienne, exploratrice, archéologue et essayiste, Ellie Ga mène différentes recherches scientifiques et enquêtes de terrain afin de déceler les interstices et manques qui jalonnent la structure poreuse de l’histoire. Ainsi ses installations et performances se construisent dans une oscillation permanente entre faits historiques avérés et conjectures fabuleuses. On pourrait ainsi défendre la forme élastique de l’essai, ouvrage expérimental où les idées relèvent de champs scientifiques comme poétiques et dont l’auteur ne prétend pas épuiser le sujet, comme étant la plus adéquate pour qualifier cette approche.
En 2005, Ellie Ga est invitée comme artiste en résidence à l’Explorers Club de New York3 pour travailler dans les archives et la collection. Pendant plus d’un an, elle traque les pièces manquantes de la première expédition jamais réalisée au Pôle Nord, révélant les divergences entre le souci des explorateurs de documenter cette terre alors inconnue, le travail des archivistes conservant les vestiges de l’expédition et l’approche poétique de l’artiste en explorateur. Portant son intérêt sur des détails et anecdotes, elle réalise une performance (The Catalogue of the Lost), récit en images singulier tiré de ces recherches. Bien que déjà engagée dans divers processus d’investigation et de collecte, Ellie Ga commence à faire parler d’elle en 2007 en embarquant sur le Tara, un navire de recherche pris dans la glace près du Pôle Nord. De cette expédition arctique qui dura cinq mois, l’artiste élabore une série de performances, installations, vidéos et textes organisée en trois catégories : Engagements, Episodes et Punctuations. Intitulé The Fortunetellers, cet ensemble incorpore une grande variété de documents (photographies, vidéos, schémas annotés, cartes et journal de voyage) et agrège éléments biographiques et conférence scientifique, spéculations environnementales et rituels quotidiens dans la nuit arctique.
Après ces mois passés dans l’obscurité, Ellie Ga décide de s’intéresser à l’île de Pharos et à sa « tour de lumière », le phare d’Alexandrie, considéré comme la septième des merveilles du monde antique. Monument grec construit au IIIe siècle av. J.-C., il fut décrit en termes laconiques et géométriques : une tour rectangulaire s’élevant d’une base octogonale et coiffée d’une balise cylindrique. Le phare fut vraisemblablement détruit dans une série de tremblements de terre mais résista jusqu’au XIVe siècle et fut abondamment commenté depuis. À nouveau, Ellie Ga explore l’archive moins par ce qu’elle contient que par ses manques et ses contradictions. Au cours de l’hiver 2012, elle rejoint un programme d’archéologie sous-marine à l’Université d’Alexandrie et commence une sorte de « recherche dérivante » à travers la ville moderne, dans les archives et les bibliothèques, et parmi les vestiges sous-marins. En résulte une vaste constellation d’œuvres qui sera présentée lors de l’exposition monographique consacrée à l’artiste au centre d’art Le Grand Café : Carré Octogone Cercle.
Parmi elles figure It Was Restored Again, installation pour deux projecteurs de diapositives, anthologie d’images et de descriptions qui établit la diversité historique des lectures, des témoignages et des récits constitués autour du phare d’Alexandrie. Fournissant une myriade de descriptions textuelles et de représentations iconographiques, l’œuvre articule des récits mythiques, des évaluations archéologiques et des témoignages médiévaux mêlés à des images élaborées à partir de dessins, de pièces de monnaie antiques et de spéculations fantastiques diverses. Diapositive après diapositive, le fanal légendaire est décrit avec insistance : sur-défini, ce monument insaisissable se dérobe, enseveli sous le poids des lectures polyphoniques et incertaines. En contrepoint à la nature linéaire de It Was Restored Again, l’installation Four Thousand Blocks articule trois projections vidéos simultanées au sein desquelles récits et métaphores s’entrelacent, exploitant la complexité de cette structure tripartite. Sur l’écran central, les récits se déroulent alors que les mains de l’artiste manipulent des transparents sur une table lumineuse. Elle raconte ainsi son expérience – celle d’une artiste perdue dans les méandres de sa recherche, très bien cernée dans un commentaire en voix off, où elle retrace sept histoires dans lesquelles son point de vue de narratrice se décale sans cesse. Ellie Ga parle à la fois de moments vécus (la plongée, ses rencontres avec des archéologues tels que Jean-Yves Empereur qu’elle surnomme The Emperor) mais aussi du mythe du dieu Toth ou de la traduction historique de la Torah… Les écrans latéraux sont quant à eux dédiés symboliquement à la construction du langage : le casier du typographe d’un côté pour l’écrit, la chambre noire de l’autre pour l’image, tous deux intrinsèquement reliés aux mains de l’artiste, en constante évolution à l’écran – une façon corporelle d’interpeller l’histoire qui caractérise l’ensemble de l’œuvre et renforce la cohérence et la fluidité de sa veine narrative.
Outre cette présence du corps, fragmentée mais puissante, on constate une attention permanente portée à la question du langage : par la superposition des documents visuels et des témoignages parlés, c’est à la notion de palimpseste que renvoie l’artiste, surface impermanente où se construit et déconstruit l’identité de cette architecture, de cette île et des mythes qui les entourent. « Opérateurs temporels de survivances4 », les mots trahissent autant qu’ils divulguent, se rechargent et se déchargent indéfiniment (Pharmakon, 2012). Sur ce point, le travail d’Ellie Ga rappelle aussi les études structuralistes d’un Gérard Genette (la transtextualité, l’hypertextualité) autant que l’avènement de l’hypertexte dans nos pratiques quotidiennes sur internet, qui généralise une co-construction du sens dans l’interaction, ainsi que de nouvelles organisations mémorielles.
Avec une belle simplicité, l’artiste entraîne son public dans une captivante enquête textuelle et visuelle, pleine de stratifications et de sérendipité – mot qui définit la faculté de « trouver autre chose que ce que l’on cherchait », à la faveur de la dérive et de la rencontre fortuite, un phénomène pas si éloigné de ce qu’André Breton nomma « faits-glissades » ou « pétrifiantes coïncidences » avant de fixer l’expression « hasard objectif » qui imprégna tant l’esprit surréaliste. Car Ellie Ga pourrait être savante et ennuyeuse, alors qu’elle est spontanée et ouverte à tous les imprévus – essayiste laissant une large part à l’invention, précieux point commun entre le savant en recherche et l’artiste en création. Dans ce passé à la fois lacunaire et sur documenté dont l’interprétation et la mémoire semblent souvent verrouillées dans les imperfections du langage, l’œuvre d’Ellie Ga libère une circulation du sens.
Éva Prouteau
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Notes
1 – On peut citer, parmi bien d’autres, Mark Geffriaud, Batia Suter, Pierre Leguillon, documentation céline duval, Mathieu K. Abonnenc et Sven Augustijnen qui, chacun à sa manière, révisent une histoire longtemps écrite par une seule voix. Cette réappropriation passe notamment par une production personnelle de documents photographiques : c’est le cas pour Ellie Ga, qui réalise quasiment tous ses clichés et réaffirme ainsi une forme de subjectivité, en même temps qu’elle interroge certains interdits de l’image. En Égypte, elle se heurte à l’interdiction de photographier les fouilles, loi votée dans un but de conservation du patrimoine fragilisé mais aussi de maîtrise des représentations. L’artiste, en transgressant cette loi, soulève le débat d’une politique de l’image.
2 – Cette citation est issue d’un texte qui revient sur la première collaboration d’Hélène Cixous avec Ariane Mnouchkine en 1985, L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, spectacle qui met en scène les ravages et déchirements d’un petit pays victime des puissances postcoloniales, de ses voisins et de lui-même. « Nous voulûmes, écrit Hélène Cixous, en pleine dislocation, faire œuvre de remembrement, de remembrance vitale, de recueillement des membres d’un corps mis en pièces. »
Hélène Cixous, « Le Théâtre se tenant responsable », Théâtre du Soleil, Paris, Mai 2010.
3 – Fondé en 1904 à New York, le Club des Explorateurs regroupe aujourd’hui 3 000 membres originaires de trente-deux pays qui se réunissent régulièrement – une majorité de chercheurs et de scientifiques. Pourvu d’un vaste département des archives incluant une riche bibliothèque et une célèbre collection de cartes, l’institution travaille à la préservation de sa propre histoire et soutient les projets engagés dans l’exploration.
4 – Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Les Éditions de Minuit, 2009, p.102.
Œuvres
Dimensions variables
40 x 40 cm chaque
21 min 45 s
25 x 7,5 x 7,5 cm
50 x 50 cm chaque
79 x 66 x 66 cm
40 x 40 cm
23 min 40 s
48,3 x 30,5 cm
40 x 40 cm
Biographie
Née en 1976 à New York.
Vit et travaille à Londres.
L’artiste est représentée par la galerie Bureau (New York).
site de la galerie