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Bruit rose, Stéphane Thidet au LiFE, 2022
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Éclaircies
Exposition
Attiré par les flux et les débords, l’artiste Stéphane Thidet sculpte de préférence le vivant et les éléments naturels, quoique son approche n’ait rien de naturaliste. Les processus de déplacement sont constitutifs de l’œuvre : l’artiste crée très peu de nouvelles formes, mais préfère proposer des situations imaginées à base d’objets connus, pour lesquels il envisage de nouveaux potentiels. Assez modestement, sa démarche pourrait se résumer dans l’acte de se servir autrement des choses, et s’il sculpte l’eau ou le sable, c’est autant pour éprouver la puissance des éléments que pour explorer la psyché humaine.
En 2007, Stéphane Thidet est invité au Grand Café : une date importante, puisque c’est la première fois qu’un centre d’art lui donne l’occasion d’articuler une proposition monographique1. En 2020, à l’initiative du Voyage à Nantes, il dévoile son spectaculaire Rideau, une fracassante chute d’eau jaillissant de la façade de l’opéra Graslin. En écho, il conçoit d’investir le LiFE avec une installation inédite à l’échelle de l’architecture monumentale de la base sous-marine, une proposition reportée pour raisons pandémiques à l’été 2022. Intitulée Bruit rose, l’œuvre revisite le motif de la cascade et le déporte vers le règne minéral : paysage sonore hypnotique, elle convie des images paradoxales, entre respiration et effondrement, force sauvage et fragilité.
CORRESPONDANCES
Que le bruit ait une couleur peut surprendre : par essence, n’est-il pas invisible ? Peut-on percevoir des couleurs en réponse à des sons ?
Tout au long du XXe siècle, artistes et musiciens ont invité le bruit dans la syntaxe de l’art. Avec L’art des bruits, manifeste publié en 1913, le compositeur Luigi Russolo signe l’un des textes les plus influents de l’esthétique musicale moderne et contemporaine : il y prédit l’apparition, après les yeux futuristes, des oreilles futuristes, ce que les travaux d’Edgard Varèse, John Cage, Pierre Schaeffer ou Brian Eno viendront confirmer. Le monde immatériel des bruits s’invitera également dans la peinture abstraite, dont les pionniers, de Kandinsky à Kupka ou Mondrian, sont tous de fervents amateurs de musique. Ce sont eux qui vont vulgariser ce que l’on nomme synesthésie, ce liage sensoriel inhabituel dans lequel certains stimuli évoquent automatiquement une perception additionnelle : comme dans le poème Correspondances de Charles Baudelaire, les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
BRUIT ROSE
En parallèle de ses expositions, Stéphane Thidet a toujours expérimenté la matière sonore, objet sculptable et marqueur rythmique qu’il intègre fréquemment dans ses œuvres2. Avec Bruit rose, il signe une installation où l’espace et la matière rencontrent une dimension bruitiste à la fois familière et très spécifique, qui ne renvoie pas seulement à l’histoire de la synesthésie mais revêt un caractère plus technique. Par analogie avec la lumière, les acousticiens attribuent une couleur aux bruits. Une lumière blanche contient la même quantité d’énergie pour chaque fréquence (ou couleur) du spectre visible. De même, un bruit blanc est ainsi nommé car il contient une quantité égale d’énergie pour chaque fréquence de la bande audio. En traversant un prisme, la lumière blanche se décompose, laissant apparaître toutes les couleurs de l’arc en ciel : on obtient une décomposition analogue en filtrant un bruit blanc. A contrario, un bruit qui n’est pas blanc contient davantage d’énergie à une fréquence qu’à une autre. On dit qu’il est coloré. Le bruit rose en fait partie : l’un des sons naturels se rapprochant le mieux d’un bruit rose est celui d’un torrent ou d’une cascade, produit par les fréquences aléatoires s’additionnant du choc des masses d’eau plus ou moins importantes sur les rochers. Ce type de bruit enveloppe et berce instantanément, car il masque tous les signaux parasites environnants et crée une masse sonore sécurisante, comme une bulle. Invitation à une forme d’apaisement, ce titre courtise efficacement son public : attention, il s’agit peut-être d’un leurre.
MILLE-FEUILLES EN BÉTON
L’étrange statut du LiFE (un bunker / une salle de spectacle) n’en finit pas de questionner les artistes. Réhabilitée à partir de 20023, l’esthétique actuelle de la base n’efface ni sa brutalité initiale ni sa matérialité hors norme : un monstrueux mille-feuilles dont l’épaisseur atteint parfois huit mètres, pour un volume de béton coulé estimé à 460 000 m3.
Se sentant peu enclin à supporter le poids de cette énorme architecture et de son histoire, Stéphane Thidet n’a pourtant pas fait l’économie d’une analyse fondamentale du bâti, dont le composant principal est le sable. Un matériau qui se caractérise par sa capacité à s’écouler. En produisant du bruit rose.
MÉCANISME POÉTIQUE
L’artiste réalise ici le rêve d’une cascade de sable4 en chute perpétuelle, un phénomène que la nature n’a pas inventé. À huit mètres de hauteur, ce fin ruissellement tombe en pluie jusqu’au sol, donnant le spectacle de sa rousseur ondoyante dans la lumière, dessinant la trajectoire dansante de sa glissade gravitationnelle. Mis en valeur par un éclairage en découpe qui souligne sa dimension théâtrale, ce sable mouvant inspire la rêverie méditative, l’hypnose existentielle, la poésie des ruines, la mélancolie face à l’hybris5 moderne.
Il se trouve qu’on prête beaucoup d’intentions spirituelles et contemplatives aux œuvres de Stéphane Thidet, qui ne les réfute pas, sans pour autant se sentir proche de ces lectures sublimantes. Structurellement, ses installations n’ont rien du mirage et n’oblitèrent jamais leur matérialité : moteurs, câbles, cuve ou extracteur de poussière, rien n’est caché.
Cette installation a plutôt des allures de machine célibataire revisitée, mécanisme poétique dont l’efficacité matérielle mise à nu confirme une forme de puissance tellurique, tout en protégeant l’œuvre de dérives trop lyriques.
RIDEAU
En miroir de l’élévation du théâtre Graslin, la verticalité de l’architecture du LiFE a sûrement inspiré le désir de l’artiste de proposer une chute. Pour ce lieu d’exposition et de spectacle, il imagine un autre rideau, qui partitionne totalement l’espace autour de lui.
« Le monde est fait de rideaux », écrivait Magritte, désignant cet accessoire comme essentiel dans sa peinture scénographique. Parure, seuil, frontière, objet médiatisant le désir, le rideau apparaît tel un signe indexant ce qui est à voir. À Saint-Nazaire, le grand rideau de sable fluctuant dans la lumière EST l’exposition : d’emblée, Stéphane Thidet pose la question du spectacle et de l’écran, de ce qui protège et de ce qui reçoit l’image, de ce que le regard cherche à traverser. En contrepoint, l’artiste fait dialoguer cette étendue fluide avec son opposé : l’architecture minérale monolithe, immobile, en apparence immuable.
RUINE & REBOOT
Entre support et surface, matérialité et symbole, gravité et perpetuum mobile, l’installation dégage une forme étrange de spleen dynamique, l’activité machinique suggérant l’action du sablier, la fugacité du temps qui passe, la poussière qui rattrape toute vie, mais qui présage aussi d’une future germination. Cette lecture ambivalente rappelle les propos de la chercheuse Diane Scott : qu’il s’agisse d’architecture, de politique ou d’art, il y a une profusion des ruines contemporaines6, qui semble correspondre à une nouvelle fécondité des décombres, une appropriation créative et constructrice de la collapsologie qui caractérise notre époque. En écho à cette réflexion, l’installation Bruit rose n’est pas seulement le scénario d’anticipation dont on sait le dénouement, à savoir la chronique d’une mort annoncée, la métaphore de l’effondrement inéluctable de cette colossale masse de béton armé. Le geste de Stéphane Thidet ne se résume pas à la chute, il s’incarne aussi dans la boucle, et l’on sait à quel point les motifs de révolution, de recommencement et de répétition prévalent dans les installations mobiles de l’artiste. L’œuvre s’apparente alors davantage à ce que l’on nomme, dans le domaine du cinéma, un reboot : on connaît déjà l’histoire, mais elle va être écrite d’une nouvelle manière. En ce sens, elle propose une approche de la finitude qui se conjugue fructueusement avec le rythme cyclique, où ce qui s’effrite et se dévaste peut tendre vers l’avenir.
Éva Prouteau, critique d’art
Notes
1 – À la suite de cette exposition, dans le cadre de la biennale Estuaire Nantes-Saint-Nazaire 2009, Stéphane Thidet imagina La Meute, l’introduction d’une meute de six loups dans le parc du Château des Ducs de Bretagne à Nantes, qui provoqua la rumeur, la fascination et l’émoi du public.
2 – L’artiste a sorti deux disques : From Walden to space, Tant que les Îles (livre / vinyle LP). Parfois, la question du son s’exprime aussi par le titre de l’œuvre : Le Son du sol, L’Orchestre, Bruit blanc…
3 – Une partie de la reconversion de la base sous-marine fut confiée à l’agence LIN Berlin (Finn Geipel & Giulia Andi), et s’acheva en 2007. Elle concerne l’Alvéole 14 (le LiFE + le VIP), la rue intérieure qui traverse la base et la pose du Radôme sur le toit.
4 – Il s’agit de sable végétal, issu de noyaux de fruits concassés et de coques.
5 – L’hybris est une notion grecque qui se traduit le plus souvent par « démesure ». Elle désigne un comportement inspiré par l’orgueil et l’arrogance, mais aussi l’excès de pouvoir. Les Grecs lui opposaient la tempérance et la modération, la connaissance de soi et de ses limites.
6 – Diane Scott, Ruine, invention d’un objet critique, Les Prairies ordinaires / éditions Amsterdam, 2019.
Production
Édition
Biographie
Stéphane Thidet est né en 1974, il vit et travaille à Paris. Il est diplômé de l’École supérieure d’art et de design de Le Havre – Rouen et de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris.
Stéphane Thidet est représenté par les galeries Aline Vidal (Paris) et Laurence Bernard (Genève).
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