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Desert Stage, Christian Hidaka, 2016
Film réalisé par Sylvain Huet / Avis d’Eclaircies
Exposition
Parcourue de réminiscences et d’énigmes, l’œuvre de Christian Hidaka traverse avec une grâce singulière l’histoire de la peinture, pour en révéler une lecture cérébrale et charnelle, à puissance égale.
Les recherches de l’artiste portent sur le langage figuratif et la représentation du plan pictural : elles tentent la synthèse de deux références, d’un côté la peinture de la Renaissance, soumise à l’influence de la géométrie euclidienne et à la structure du cadre ; de l’autre, le développement illimité de l’espace, et l’absence de point de fuite que l’on retrouve dans les paysages calligraphiques chinois anciens, ou dans l’espace numérique.
Sa dernière série, présentée en partie à la galerie Michel Rein en 2015 et enrichie pour l’exposition au Grand Café, poursuit l’exploration des espaces construits. À Saint-Nazaire, l’artiste expérimente une nouvelle forme de langage spatial, et déploie sa peinture en trois dimensions. Pour la grande salle du rez-de-chaussée, il développe dans tout l’espace les éléments d’une peinture récente, intitulée Trobairitz, véritable toile de fonds de l’exposition. La prolifération picturale se poursuit dans la petite salle, où Christian Hidaka multiplie les jeux perceptifs entre la toile et son prolongement sur la surface du mur. Cette profusion contraste avec la proposition faite à l’étage du centre d’art : épuré, l’accrochage inventorie l’imagerie de l’artiste. Présentées dans un dispositif architectural spécifique, les toiles y sont disposées comme des objets magiques, déclencheurs de visions, suggestifs de projections théâtrales.
Le terme Trobairitz désigne une femme troubadour, le mot provençal trobar signifiant à la fois trouver et composer. Au centre de la toile exposée à l’étage trône un personnage qui rappelle les troubadours de la peinture italienne et les Arlequins de Picasso. Pour Christian Hidaka, l’Arlequin personnifie le thème de la non-linéarité, et celui-ci combine plusieurs enveloppes, plusieurs registres de représentation. Ce corps est déjà l’incarnation d’une relecture : un collage temporel et stylistique.
La toile entretient certaines affinités avec l’Art de mémoire (Ars memoriae), appelé aussi méthode des loci ou méthode des lieux : pratiquée depuis l’Antiquité, cette procédure mnémotechnique est basée sur le souvenir de lieux déjà bien connus, auxquels on associe par divers moyens les éléments que l’on souhaite mémoriser. Trobairitz aurait une fonction similaire : assemblage d’espaces reliés comme des énigmes1, la composition se lit comme les différentes pièces d’une même bâtisse mentale, habitée par l’histoire de l’art et les origines de la peinture.
Trobairitz multiplie les références : Piero della Francesca, Pablo Picasso et Henri Matisse, mais aussi Juan Gris. En utilisant la projection oblique, Christian Hidaka isole certains fragments de leurs tableaux, les importent et intègrent dans ses propres espaces imaginaires.
Autour de l’arlequin-troubadour, les éléments symboliques gravitent en apesanteur, travaillés comme des corps sans épaisseur : un arbre emprunté à Matisse, un buisson ardent pixellisé, une geisha, un paon posé sur un polyèdre et des personnages qui rappellent la Renaissance italienne. L’artiste dilate l’espace pictural, le structure par les pavements, les arcades, les fragments d’architecture traités comme les strates feuilletées d’un décor. L’œil est happé par la répétition de certains motifs : la grille, le cercle, comme une métaphore du cycle de vie, et enfin la scansion des ombres au sol. C’est aussi le temps que l’artiste déploie : une double horloge donne le tempo en écho2, tandis qu’au premier plan passe une petite tortue, animal connu pour être en Chine l’allégorie du monde.
En fond de scène, un arc-en-ciel reconstitue le Tetrachromatikon. Inventé par les Grecs anciens et consacré par les grands maîtres de la Renaissance, ce système chromatique utilise seulement quatre pigments de base : la terre rouge, la terre jaune, le blanc et le noir. Picasso explora cette technique de mélange de couleurs toute sa vie, et la fit évoluer de manière très personnelle. À la suite du maître espagnol, Christian Hidaka revisite la dynamique tétrachrome et sa palette douce et lumineuse, servie ici par un mélange d’huile et de tempera.
Dans la version de Trobairitz qu’il déploie dans l’espace, Christian Hidaka modifie un élément clef de la toile originale : le personnage phare de la composition, la Trobairitz, manque à l’appel. Le titre de l’exposition, Desert Stage (Scène vide), prend alors tout son sens. L’espace semble mis en attente, comme en veille entre deux actes en l’absence de son protagoniste principal. Grâce à cette vacance, le visiteur a toute liberté de devenir acteur de la composition, de s’inventer en prospecteur de fiction picturale.
Pour cette oeuvre, Christian Hidaka s’est imprégné de théâtre. L’artiste est fasciné par certains tableaux de la Renaissance — dont La Dormition et L’Assomption de la Vierge, de Gerolamo da Vicenza — qui représentent des manifestations théâtrales en plein air avec une nouvelle approche de l’espace pictural3. Il s’inspire également des premières collaborations entre la peinture moderne et la performance théâtrale, dont Dada et les cubistes furent les grands acteurs, mais aussi de l’ouverture de la scène dans le théâtre Nô japonais (perceptible dans la peinture Pergola) ou de l’utilisation que fit Robert Fludd du Globe du théâtre de Shakespeare comme dispositif mnémotechnique, reliant ainsi le théâtre, la mémoire et les images talismaniques.
L’exposition du Grand Café explore ainsi les possibilités d’un va-et-vient symbiotique: comment l’événement théâtral informe la représentation picturale et comment la représentation picturale ré-informe l’événement théâtral4 ?
Cette conception de la peinture élargie à la notion d’espace scénique n’est pas le monopole de Christian Hidaka : on pense aux mises en scènes baroques de Jim Shaw, aux dispositifs théâtraux d’Ulla von Brandenburg ou Karina Bisch, ainsi qu’aux tableaux vivants de Paulina Olowska. Mais Christian Hidaka procède différemment, comme on couperait un tableau au scalpel pour l’ériger presque scientifiquement dans l’espace5. Au Grand Café, l’artiste active les points de vue sur l’espace pictural, ménage les accès de l’autre côté du miroir, vers un ailleurs peuplé de surfaces en suspens, complétées d’échappées murales. Dans cette peinture de seuils, proche à certains égards des toiles métaphysiques de Giorgio De Chirico, le public est invité à pénétrer.
Théâtre de l’imaginaire et de la mémoire, l’exposition s’apparente aussi à certains environnements numériques, paysages immersifs où tout est aplatissement, légèreté, dématérialisation. Christian Hidaka invite le public à déambuler dans ce vaste display, comme s’il voulait briser le quatrième mur à la manière de Brecht6, et resserrer les liens entre acte théâtral et perception picturale.
Desert Stage sera aussi l’occasion pour l’artiste d’offrir carte blanche à des comédiens, performers, musiciens ou danseurs qui mettront librement en perspective cet univers où coïncident expérience et peinture.
Éva Prouteau
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Notes
1 – Ces symboles énigmatiques fonctionneraient comme des talismans : sans existence propre, ils font partie intégrante d’une quête, à la recherche d’un nouvel espace pictural, basé sur différentes affinités spatiales non linéaires, présentes dans le cubisme, la peinture du Trecento italien et la peinture chinoise ancienne.
2 – Ces deux horloges sont incompatibles, l’une indique 02h54 et l’autre 03h06 : pour Christian Hidaka, le temps devient inconsistant dans une projection oblique, par opposition à ce qui se passe dans une image qui comporte un point de fuite, et qui fixe le spectateur dans l’espace et le temps.
3 – Ces événements de théâtre en plein air étaient eux-mêmes mis au point par les peintres, ce qui leur permettait d’éprouver leurs inventions picturales en 3D.
4 – L’artiste ouvre ici une enquête sur l’espace pictural : quelle pourrait être la représentation la plus juste aujourd’hui, sans avoir recours à des modes déjà existants, tels que le photoréalisme et l’expressionnisme ? Christian Hidaka suggère que la projection oblique pourrait offrir un «caractère provisoire» absent des autres traitements utilisés par la peinture contemporaine.
5 – Tout en résistant à l’envie de briser la frontière formelle de la représentation, le but serait d’étendre les limites de la peinture figurative plutôt que de les dissiper.
6 – L’expression « briser le quatrième mur » fait référence aux comédiens sur scène qui s’adressent directement au public puis, au cinéma, quand des acteurs le font au travers de la caméra. Cette rupture figure parmi les principaux procédés de distanciation théorisés par Brecht : l’adresse au spectateur, le jeu des acteurs depuis le public, les changements à vue, etc — des procédés qui rompent le pacte tacite de croyance, et produisent un fort effet d’étrangeté.
Production
Œuvres
131 x 196 cm
Courtesy de l’artiste et de la Galerie Michel Rein (Paris & Bruxelles)
200 x 300 cm
Courtesy de l’artiste et de la Galerie Michel Rein (Paris & Bruxelles)
150 x 230 cm
Courtesy de l’artiste et de la Galerie Michel Rein (Paris & Bruxelles)
56 x 80 cm
Courtesy de l’artiste et de la Galerie Michel Rein (Paris & Bruxelles)
190 x 150 cm
Collection privée. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Michel Rein (Paris & Bruxelles)
182 x 250 cm
Courtesy de l’artiste et de la Galerie Michel Rein (Paris & Bruxelles)
Biographie
Né en 1977 Noda (Japon).
Vit et travaille à Londres.
L’artiste est représenté par la galerie Michel Rein (Paris et Bruxelles).
site de la galerie