Le cycle « Généalogies fictives » propose trois formes de construction, ou plutôt d’extraction, de filiations dans le temps et dans l’espace, envisageant chaque exposition comme le dessin d’une cartographie inédite fondée sur l’observation de terrain, l’intuition et la déduction. Il s’agit d’envisager des relations entre des formes, des objets et des idées selon une vision non surplombante ni téléologique, mais plutôt empirique, horizontale et incarnée, au risque de la partialité et de la sensualité. Ce qui reliera finalement ces trois projets assez disparates est donc moins une thématique qu’une méthode : celle d’une « généalogie » pensée et fabriquée à partir d’une réflexion critique sur l’histoire, la vérité et la construction de récits. Il s’agit de vérifier des hypothèses qui ne seraient pas dictées par la logique culturelle ou le savoir historique, mais qui ne seraient pas pour autant scientifiquement gratuites. Autrement dit, ne pas considérer l’exposition comme la recherche de chaînes de significations préexistantes à révéler et à transmettre, ni, à l’inverse, comme un exercice de composition virtuose déconnecté de toute raison, mais comme une forme autonome qui produit et légitime sa propre nécessité, en puisant dans la théorie autant que dans la poésie, dans l’intelligence autant que dans les affects, tout en se tenant prête à soutenir des procès en validité.
En tant que commissaire d’exposition, j’ai longtemps privilégié les expositions collectives et thématiques, insérant les oeuvres dans des scénarios éphémères, en misant sur leur polysémie et leur capacité infinie de réactualisation. Plus récemment, j’ai travaillé sur des projets individuels, dépliant des pratiques spécifiques au sein de cycles à long terme. Ce qui m’intéresse aujourd’hui dans le curating, c’est de me tenir à égale distance de l’exposition collective et de l’exposition individuelle, et pour cela penser l’oeuvre comme un tout branché sur l’extérieur, en assumant la singularité d’une démarche insoluble dans une thématique et dans le même temps la multiplication des liaisons conscientes et inconscientes qu’elle suscite. Il s’agit de concevoir l’exposition comme un dépliage plutôt qu’un étalage : montrer à la fois l’oeuvre et ses sources, les formes et leurs référents, quitte à les inventer, les invoquer, en misant sur une pratique consciemment autoréalisatrice, qui concerne peut-être toute histoire de l’art. Des expériences qu’on pourrait qualifier de « culturelles » plus que strictement artistiques, et conçues en collaboration avec des artistes ou des curateurs, ont marqué ma pratique dernièrement*. Elles mélangeaient oeuvres, objets, documents, textes, récits, faits, reproductions, etc., tout en gardant l’art contemporain comme régime et le public comme adresse. C’est à partir d’une telle base transdisciplinaire, dé-hiérarchisée et décentrée, associant l’art avec des cultures populaires ou des formes plus ou moins minoritaires de l’histoire sociale et politique, que je souhaite travailler au Grand Café. Ces généalogies sont qualifiées ici de « fictives » au sens où, contrairement à une démarche qui viendrait instruire des liaisons « naturelles », elles éclairent plutôt ce qu’elles doivent à la contingence, à l’imaginaire et à la spéculation, sans renoncer au désir de créer des significations.
Guillaume Désanges
—
Note
* Une exposition universelle (avec Michel François à la biennale de Louvain la Neuve, 2013), Curated session 1 : The Dora García Files (avec Dora Garcia, au Perez Art Museum de Miami, 2014), ou L’ennemi de mon ennemi (avec Neïl Beloufa, au Palais de Tokyo, 2018).
Guillaume Désanges est commissaire d’exposition et critique d’art. Il dirige Work Method, structure indépendante de production et développe internationalement des projets d’expositions et de conférences.
Derniers projets : Ma’aminim / Les Croyants (2015, Musée d’art et d’histoire, Saint-Denis & Tranzitdisplay, Prague, Rep. Tchèque), Poésie Balistique (2016, La Verrière, Fondation d’entreprise Hermès, Bruxelles), L’esprit français, contre-cultures, 1969-1989 (2017, La maison rouge – Fondation Antoine de Galbert, Paris), L’ennemi de mon ennemi (2018, Palais de Tokyo, Paris).